Russie-Ukraine : la religion dans la guerre ?

Le 23 février, veille de l’invasion de l’Ukraine, Cyrille, patriarche de Moscou et de toutes les Russies, primat de l'Église orthodoxe russe, rend hommage à Vladimir Poutine, président de la fédération de Russie, lors de la fête du « Défenseur de la patrie ». Le 27 février, dans son homélie au Christ-Sauveur, Cyrille fustige les « forces du mal » qui veulent empêcher Vladimir Poutine de réaliser « l’unité de toutes les Russies ». C’est, pour les orthodoxes, le dimanche préludant le Carême, dit du Jugement dernier. Dès sa prise de fonction en 2009, Cyrille prône la symphōnía: accord, concorde entre l’Eglise et l’Etat. Jean-François Colosimo, auteur notamment de « L’apocalypse russe. Dieu au pays de Dostoïevski », rappelle ces faits dans le journal « La Croix ».

La Russie est pourtant un pays officiellement laïque. EUREL (EUrope - RELigion) est un site d’information réalisé par un groupe d’experts regroupés dans un réseau scientifique. Son dossier consacré à la Russie est riche d’informations.  Selon l’article 14 de la Constitution de Russie promulguée en 1993 « La Fédération de Russie est un Etat laïque. Aucune religion ne peut être instaurée en qualité de religion d’Etat ou obligatoire. Les associations religieuses sont séparées de l’Etat et sont égales devant la loi ». Elle est complétée en 1997 par une loi sur la liberté de conscience et les associations religieuses allant dans le même sens. Des aides via des associations de bienfaisance et des exemptions d’impôts nuancent cette affirmation. Et plus encore le  statut symbolique et politique donné en moult occasions à l’Eglise orthodoxe. L’enseignement est laïque dans les écoles d’État et municipales. La loi de 2012 sur l’enseignement obligatoire de la religion à l’école est censée imposer un enseignement objectif et non prosélyte. La religion orthodoxe est néanmoins présentée comme une composante indissociable de l’identité nationale. En 2013 la loi sur l’offense aux sentiments religieux entre en vigueur. Elle est commentée sur le site de Index on censorship

Quel rôle jouent les Eglises orthodoxes dans la guerre en Ukraine ? C’est l’objet d’une étude de Kathy Rousselet, directrice de recherche à Sciences Po, chercheuse associée au Centre d’études des mondes russe, caucasien et centre européen (EHESS).  Publiée par l’Observatoire international du fait religieux, cette étude rappelle l’héritage d’une longue tradition unissant le trône et l’autel. Selon le patriarche Alexis II (prédécesseur de Cyrille), la notion qui unissait les membres de la communauté était le « peuple orthodoxe issu de la Rus’ ». La Rusʹ étant la principauté fondée autour de l’ancienne Kiev par Oleg le Sage aux alentours de l’an 880. C’est l’existence d’un seul peuple dans trois pays, dont la religion orthodoxe est l’élément unificateur, qui permettait d’affirmer l’identité d’une culture slave unique commune à la Russie, la Biélorussie et l’Ukraine. Vladimir Poutine l’a théorisé en particulier en juillet 2021, dans un texte intitulé « De l'unité historique des Russes et des Ukrainiens ».

La disparition politique de l’URSS a provoqué d’importants bouleversements au sein de l’Eglise orthodoxe russe, l’émergence de nouveaux Etats suscitant la reconstitution d’Eglises nationales sous la juridiction de patriarcats autres que celui de Moscou. En Ukraine, à côté de l’Eglise orthodoxe ukrainienne dépendant du patriarcat de Moscou s’est développée une Eglise orthodoxe d’Ukraine indépendante. La première rassemblerait 21 % de la population, la deuxième 24 %. Kathy Rousselet détaille une situation en pleine évolution. Elle n’a rien de simple : la majorité de l’Eglise orthodoxe ukrainienne dépendant de Moscou refuse toute annexion du pays par la Russie.Et, selon l'Observatoire Pharos, plus de 300 théologiens orthodoxes russes ont signé une lettre ouverte pour la paix. 

Répandue dans des sociétés largement sécularisées, où des traditions et des croyances antéchrétiennes perdurent, l’orthodoxie est un monde à part entière. Antoine Arjakovsky y a consacré un ouvrage de référence « Qu’est-ce que l’orthodoxie ? » (Folio)  Il indispensable de se plonger dans ce monde pour comprendre l’histoire des peuples slaves. Dans le cadre de l’Institut d’étude des religions et de la laïcité, l’historien Renaud Rochette vient de publier une étude « L’Ukraine et la fracture du monde orthodoxe ».  A la suite d’un panorama des Eglises concernées, il détaille les tensions entre le patriarcat de Constantinople et le patriarcat de Moscou. Il montre comment  Vladimir Poutine accuse les autorités ukrainiennes de vouloir détruire l’Église orthodoxe ukrainienne du patriarcat de Moscou et d’instrumentaliser le schisme à des fins nationalistes. Il conclut : « Sur un plan religieux, la Russie n’a pas eu l’accueil qu’elle espérait, et l’invasion a plutôt eu tendance à réduire les fractures au sein de la société ukrainienne. Si le schisme au sein de l’orthodoxie ukrainienne est loin d’être réduit, il est désormais clair que l’Église orthodoxe ukrainienne du patriarcat de Moscou a cessé d’être un agent de l’influence russe ».

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