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Billet de blog 31 janvier 2014

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Des élèves aveugles ? Une France invisible ?

Un Conseil supérieur des programmes a été mis en place par le ministre le 19 octobre 2013. Ses travaux avançant, il est temps d’alerter sur un manque béant dans les projets : l’éducation visuelle. Un texte de Laurent Gervereau, directeur du portail d’éducation culturelle www.decryptimages.net.

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Un Conseil supérieur des programmes a été mis en place par le ministre le 19 octobre 2013. Ses travaux avançant, il est temps d’alerter sur un manque béant dans les projets : l’éducation visuelle. Un texte de Laurent Gervereau, directeur du portail d’éducation culturelle www.decryptimages.net.


Apprendre à lire fut le grand enjeu du XIXe siècle (et continue à l’être en partie malheureusement). Apprendre à voir est l’enjeu majeur du XXIe siècle, quand toutes nos sources d’informations passent par l’écran qui mêle, de façon indifférenciée, images de toutes civilisations, de toutes époques, sur tous supports, avec textes/paroles/sons.

Cela n’induit pas seulement des conséquences dans la façon d’enseigner, cela impose de s’interroger sur les contenus mêmes des enseignements. Voulons-nous fabriquer des enfants, des adolescents, des adultes consommateurs passifs et addictifs d’images qui véhiculent souvent des messages commerciaux (le harcèlement publicitaire direct et indirect) et des modèles idéologiques ? Au temps où la morale laïque est réaffirmée en insistant sur les valeurs du vivre-ensemble, apprendre à voir ne serait-il pas le coeur de ce que doit être une éducation citoyenne aujourd’hui à tout âge ?

Ouvrons les yeux sur notre planète en transformations et balayons les pesanteurs des conservatismes aveugles. La culture des enseignés (et d’ailleurs des enseignants) a profondément changé. Alors, que signifie précisément « Apprendre à voir » concrètement ? Cela signifie mener à bien un travail conjoint sur trois fronts. D’abord, il faut identifier, qualifier, situer ce que nous recevons comme un maelström indifférencié. Apprendre donc à posséder des repères dans le temps, dans l’espace géographique et sur les supports d’origine des images (toile, photo, gravure, monnaie…) grâce à une histoire générale de la production visuelle humaine depuis la Préhistoire,  incluant tant l’utile que ce que les Européens ont qualifié d’Art ou d’arts. De la pierre taillée à facebook, en passant par Vasari, Zhu Da et Chéret.

Ensuite, il faut arriver à décrypter, analyser les images, depuis le plus jeune âge, compléter ainsi nos décryptages intuitifs par des décryptages méthodiques qui évitent d’oublier des aspects ou de faire des contresens par méconnaissance du contexte. Enfin, s’initier à la culture visuelle, c’est-à-dire avoir des premières pratiques culturelles, comprendre les processus de création en liaison avec les créateurs et apprendre les techniques liées à chaque support.

Plutôt que de bousculer brutalement les programmes en plaçant cette périphérie au centre des apprentissages immédiatement (mais on le sent aujourd’hui : il devient plus important de s’initier aux usages du numérique qu’aux usages du livre), il faut procéder par instillations : commencer à faire de l’histoire du visuel en histoire, analyser les images comme on analyse les textes en français, et initier à la culture visuelle avec l’éducation artistique. Cela aura des conséquences sur la formation des formateurs et sur les filières universitaires (pour ces dernières, il importe de clairement développer des filières fortes « Histoire du visuel et analyses d’images », qui incluront le développement de tous les travaux sur l’histoire spécifique des arts).

Mais nos réalités ont aussi une incidence sur la gestion des sources et leur valorisation. Si le Conseil supérieur des programmes est devant une responsabilité historique, le ministère de la Culture aussi. La ministre a eu raison lors de ses vœux récents de réaffirmer le rôle de l’Etat, non pas par bureaucratie et dirigisme vieillot, mais parce que l’alternative est un laisser-faire qui servira les intérêts des plus puissants, tuera les plus faibles et accroîtra les déséquilibres territoriaux. Pour l’éducation artistique et culturelle, les institutions, tant du patrimoine que du spectacle vivant, souffrent d’un défaut de visibilité globale cohérente et de liaison avec l’éducation. Il est donc de la responsabilité d’un ministère de la Culture et de la Communication renouvelé de devenir le porteur d’un grand projet de « e-France », de « France-Images », qui rassemble la visibilité de toutes les ressources, en ayant une vision ouverte de la culture et en aidant à l’aménagement du territoire.

Une vision ouverte de la culture montre qu’à côté des monuments symboliques ou des spectacles, on ne peut évacuer les traditions choisies (gastronomie, folklore, savoir-faire…), le patrimoine immatériel, et le tourisme raisonné. Une vision prospective de la culture incite à redonner à l’Etat une force d’impulsion en ce qui concerne le dialogue avec toutes les régions sur leurs pôles d’excellence en réseau, pôles mis en valeur dans des plate-formes régionales portées nationalement et internationalement. Ces plate-formes régionales devront de plus se marier avec un service public télévisuel totalement repensé (la télévision explose au temps du numérique), et se combiner avec la diffusion planétaire d’une « France-Images » ayant des contenus en ligne pour tous les continents avec ses DOM-TOM, revivifiant ainsi aussi nos réseaux de diffusion culturelle et éducative du ministère des Affaires étrangères.

Ainsi, le Président de la République pourra porter une vision offensive de la culture, loin d’un gadget superfétatoire, d’un luxe ou d’une simple vision passéiste commémorative. La culture accompagne en effet les entreprises, vivifie le tissu local, donne la fierté de vivre là où l’on vit, abolit les frontières villes-campagnes et lutte contre la désertification et les ghettos, tout en servant de vitrine mondiale. A cause de la guerre, le cinéma américain est devenu en 1918 la première industrie du pays et a porté pendant des décennies l’American Way of Life, ce qu’a encore rappelé récemment le Président Obama. Dans la guerre mondiale médiatique, les luttes d’influences pour l’éducation et la recherche, la concurrence commerciale des images de marque des pays, il y a décidément de beaux chantiers de rénovation à entreprendre, sous peine sinon d’un vrai dépérissement et de beaucoup de gâchis d’argent et d’énergies.


Laurent Gervereau
Directeur du portail d’éducation culturelle www.decryptimages.net

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