La Ligue de l'enseignement souhaite approfondir ses échanges avec l’ensemble du mouvement laïque dans toutes ses composantes. Les Rencontres laïques qu'elle organise rassemblent les organisations laïques en tant que telles ainsi que des intellectuels, universitaires, essayistes… travaillant sur le sujet. Les personnes participant à ce travail le font à titre personnel, même si on ne peut pas faire abstraction de leurs engagements et de leurs responsabilités. Ces rencontres sont informelles. L’objectif n’est pas de créer un nouveau collectif. L’idée est de construire un moment et un lieu d’échanges indépendant sur les opinions, les projets, les pratiques au sein du mouvement laïque. Jean-Paul Delahaye préside les Rencontres, en tant que membre associé au Conseil d’administration de la Ligue. Le 22 janvier la première édition des Rencontres laïques avait pour thème : « Egalite femmes-hommes et laïcité ». Deux contributions ont été données. L’une de Jean-Paul Delahaye. L’autre de Danièle Bousquet, présidente du Haut Conseil à l’Egalité entre les femmes et les hommes.
Voici la contribution de Jean-Paul Delahaye:
Une façon d’introduire notre séance d’aujourd’hui est peut-être de rappeler que la séparation des Eglises et de l’Etat, fondement même de notre laïcité, s’est trop longtemps accompagnée d’une séparation des femmes et de l’Etat. Pour dire les choses autrement, notre république laïque a mis très longtemps à intégrer cette idée qui ne semble pourtant pas révolutionnaire, que l’égalité et la liberté, deux valeurs garanties par la laïcité, ne devaient pas seulement être garanties aux hommes. La déclaration des droits de l’homme et du citoyen s’applique certes par principe à tous les individus. Mais, comme on le sait, si la révolution accorde aux femmes des droits civils comme le droit d’héritage et le droit au divorce, elle leur refuse pour longtemps les droits politiques. En fait, le genre de la laïcité a longtemps été le genre masculin.
Tout cela est bien connu de tous. Simplement, il n’est pas inutile de rappeler que cette mise à l’écart des femmes n’était pas a priori inscrite obligatoirement dans notre histoire et qu’elle a correspondu à des choix. D’autres choix auraient pu être faits et ont d’ailleurs été faits dans des pays qui n’étaient des républiques laïques. Sur ce sujet comme sur d’autres d’ailleurs, les républicains sont en réalité divisés dès l’origine.
Certes, il y a eu des militants de la laïcisation de l’école et de l’Etat qui ont participé au combat pour l’égalité entre les femmes et les hommes. On connaît par exemple le combat de Condorcet, le premier à parler aussi clairement de la nécessité de séparer les religions de l’instruction, et à parler tout aussi clairement de l’égalité entre les femmes et les hommes.
Et dans ces locaux de la rue Récamier, il faut aussi rappeler que le combat pour l’égalité entre les femmes et les hommes s’inscrit dans les origines d’une Ligue de l’enseignement ouverte aux femmes, et ce dès le commencement contrairement par exemple à la franc-maçonnerie, avec Jean Macé, qu’on qualifierait aujourd’hui de « féministe », qui s’engage dès 1850 pour la cause des femmes dans des revues ou dans des combats politiques. Plus tard, avec Ferdinand Buisson, quatrième président de la Ligue, qui est l’auteur d’un rapport à l’Assemblée nationale sur une proposition de loi tendant à accorder le droit de vote aux femmes. Dans son rapport, il souligne ce qui apparaît aujourd’hui comme une évidence que « les femmes ont autant d’intérêt que les hommes à la confection des bonnes lois, à la répartition équitable des budgets. Or, l’exercice des droits civiques est le seul moyen pour elles de contrôler ce qui se fait, de garantir à la fois leurs intérêts et leur liberté ». C’était en 1909 ! L’année précédente, Jean Jaurès s’était fait également le défenseur du vote des femmes lors du débat engagé en 1908 à l'initiative d'un parlementaire de droite. Le texte voté par la Chambre des députés devait être rejeté par le Sénat dominé par les radicaux. Jean-Michel Ducomte consacre un développement à cet épisode dans l’ouvrage écrit avec Rémy Pech, "Jaurès et les radicaux" (Editions Privat, 2011).
Mais ces responsables politiques comme ces dirigeants de la Ligue seront encore longtemps des exceptions. La Ligue est restée très longtemps une institution largement masculine. Dans ses rangs, beaucoup de militants, comme beaucoup de républicains, ont épousé les thèses de leur temps qui voient les femmes comme des alliées potentielles de l’Eglise. La laïcisation de l’école puis de l’Etat a trop longtemps consisté à seulement fait passer les femmes des genoux de l’Eglise, pour reprendre l’expression célèbre de Mgr Dupanloup, aux genoux de leurs pères et de leurs maris.
Les femmes, et je veux parler maintenant des premières institutrices publiques laïques, ont été et sont encore pour une part les grandes oubliées de la laïcisation de l’école, ce qui est un scandale absolu. Comme l’historien François Jacquet-Francillon, cité par Rebecca Rogers in "Ecrire l’histoire des enseignantes" (Revue d’histoire de l’éducation, 2003, n° 98), le relève : « Que nous continuions à célébrer les « hussards noirs de la République » en oubliant que la laïcisation incomba plus encore aux institutrices, est une sorte de scandale historiographique » . Hector Malot dans un roman paru en 1881 et que j’analyse dans un article bientôt publié dans la revue de l’Université d’Artois, Léon Frapié ensuite en 1897 dans son roman Journal d’une institutrice de province, Francisque Sarcey encore dans son enquête de la même année publiée dans les Annales politiques et littéraires, ont pourtant parfaitement décrit à la fois l’engagement mais aussi le quasi « martyr laïque » subi par ces « hussardes noires » confrontées aux réactionnaires de tout poil, politiques comme religieux, mais aussi parfois aux attitudes sexistes de leurs collègues instituteurs laïques. Mais, Péguy est passé par là, on ne parle que des « hussards noirs ».
Dans sa récente histoire populaire de la France, dans le domaine économique et social cette fois, Gérard Noiriel rappelle que dans les crises économiques depuis la fin XIXe siècle jusque la première moitié du XXe siècle, deux boucs émissaires ont systématiquement été visés comme responsables du chômage des hommes : les étrangers et les femmes.
C’est sans doute Jean Jaurès qui, dans un article de 1907 publié dans la dépêche du Midi, montre le plus clairement que le combat pour l’égalité entre les femmes et les hommes n’est pas qu’un combat pour les femmes, c’est un combat pour l’Humanité tout entière : « Partout donc, dans toutes les branches du travail humain, la femme assume la même fonction que l’homme. Elle devient de plus en plus, dans l’ordre économique, une personne, identique à l’homme. Comment de cette identité d’existence et de fonction ne résulterait pas l’identité des droits et des revendications ? Les femmes, dans l’exercice de leur travail, se heurtent, comme les hommes, à tout le système politique et social ; elles sont invinciblement amenées à réfléchir aux conditions politiques et sociales qui dominent la vie des individus. De là à s’intéresser aux luttes politiques et sociales, il n’y a qu’un pas, et de là à réclamer des droits qui leur permettent à elles aussi d’agir sur ce milieu politique et social où toute leur destinée se développe, il n’y a qu’un second pas. C’est celui que les femmes franchissent en ce moment et qu’elles ne pouvaient pas ne pas franchir ».
Un siècle plus tard, j’ai personnellement vécu dans mes fonctions au ministère de l’éducation nationale la fragilité des acquis en matière d’égalité entre les femmes et les hommes. Et je souhaite en porter témoignage pour terminer ce rapide propos introductif. Sous l’autorité de Vincent Peillon, ministre de l’éducation nationale et de Najat Vallaud-Belkacem, ministre du droit des femmes, j’ai eu la responsabilité en 2013 de concevoir un dispositif pédagogique les « ABCD de l’égalité » pour lutter contre les stéréotypes sexistes et ainsi promouvoir l’égalité et le respect entre les filles et les garçons. 600 classes de 10 académies ont expérimenté ces outils à la rentrée 2013. Cette expérimentation était suivie par l’inspection générale qui a d’ailleurs évalué positivement le dispositif. Mais cette opération a néanmoins été immédiatement et vivement attaquée et caricaturée par l’extrême droite, par la droite conservatrice, par les intégristes catholiques de la manif pour tous qui ont mobilisé à leur tour les familles musulmanes au moyen de rumeurs sordides : par exemple, il y aurait des cours d’éducation sexuelle dès la maternelle avec démonstration ! Des enseignants ont été calomniés, les instigateurs de la rumeur ont engagé une action dite « journée de retrait de l’école » pour protéger les enfants, bref une folie ! Le résultat c’est qu’en juin 2014, le gouvernement cède aux intégristes et abandonne en rase campagne, non seulement les ABCD de l’égalité mais accessoirement aussi les enseignants courageux qui s’y étaient engagés et son administration…
Pourtant, l’enquête du CNAL « La laïcité à l’école, les enseignants ont la parole » que j’ai eu l’honneur de conduire l’an dernier en tant que président du CNAL a bien montré l’inquiétude des enseignants sur les relations entre les filles et les garçons dans nos écoles et établissements scolaires. Cette étude montre que notre école a à faire face à la montée des intolérances. Et parmi ces intolérances, l’attitude de certains garçons à l’égard des filles, surtout dans les collèges et lycées, doit être une source d’inquiétude pour tous les adultes. Ce qui vivent quotidiennement certaines jeunes filles dans nos établissements scolaires est tout simplement insupportable. Les chiffres produits par le sondage IFOP commandé par le CNAL, tout comme les paroles des enseignants recueillies à cette occasion, sont alarmants. 30 % des enseignants nous disent observer des actes, des paroles, des pressions à l’égard des filles, la proportion montant à 45 % en réseau d’éducation prioritaire.
Quelques exemples de ce qu’entendent quotidiennement certains enseignants prélevés dans le millier d’enquêtes que le CNAL a recueillies : « Les filles sont « inférieures aux garçons » ; « Il y a peu de temps un enfant a dit en classe " c'est normal, les filles sont bêtes, elles servent surtout à faire le ménage et s'occuper des enfants"; « Insultes envers les filles portant des jupes, envers les filles parlant trop à des garçons en cours de récréation... » ; « menaces de certains garçons, paroles violentes et sexuelles envers les filles. Interventions nécessaires » ; « Grands frères autoritaires surprotections » ; «Paroles sexistes "tu es plate, ou tu es bonne" ; « Il arrive que certaines petites filles (MS ou GS) refusent de s'approcher des garçons parce que "maman et papa l'ont dit". « Refus de filles de donner la main à un garçon et inversement » ; "Je ne danse pas avec les filles". « Refus de parler à un enseignant de sexe masculin, refus de serrer la main d'un professeur-femme ».
Si j’ai effectué ces rappels c’est pour que non seulement on n’idéalise pas le passé, on aurait d’ailleurs bien du mal à la faire sur cette question précise de l’égalité entre les femmes et les hommes qui ne grandit pas toujours notre République, mais aussi pour qu’on se dise bien que les égalités et les libertés péniblement acquises par les femmes, ne sont encore ni complètes, ni très solides. Nous avons donc encore à rester mobilisés, mais chère Danièle Bousquet, présidente du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, c’est ce que vous êtes venue nous dire ce matin.
Jean-Paul Delahaye