
La plus belle exposition consacrée aux photographies d'Irving Penn eut lieu à la National Gallery de Washington en 2005 : elle permettait d'embrasser d'un coup l'œuvre de Penn, de 1946 aux années 1980, et d'en saisir la cohérence profonde. On y voyait, sur ces fameux tirages au platine qu'il maîtrisait à la perfection, des portraits de mode, d'artistes et d'écrivains, et aussi des inconnus, les plus émouvants, saisis au cours des voyages du photographe en Nouvelle-Guinée, au Pérou, au Dahomey, en France et ailleurs.
Par exemple la photographie de deux enfants péruviens de Cuzco, capitale de l'empire inca, qui posent debouts, inouïs de dignité, comme des infants de Velasquez. Penn se déplaçait avec son studio, et plaçait celles et ceux qu'il photographiait devant une toile tendue, qui supprimait toute référence aux lieux. Il ne restait que les corps figés, souvent contraints par le photographe qui exigeait une pose particulière, simple en apparence. Par contraste avec Richard Avedon, dont l'art consistait à saisir le mouvement, à le geler un instant pour exprimer l'énergie des corps, Irving Penn proposait des corps calmes, immobiles. Des corps parés de robes de haute couture, de masques et d' habits de fête ou de travail, apprêtés pour les séances de photographies qui prenaient l'allure d'une cérémonie rituelle.
On voit bien que le photographe portait une attention méticuleuse, un peu folle, à tous les détails, même les plus invisibles, et on comprend aussi que certains modèles, des personnages connus qui ressentaient violemment à quel point le travail du photographe pouvait pénétrer l'intimité, sortaient mécontents de leur séance de pose. La tension entre eux et le photographe est palpable sur la photographie.
Il arrivait que le formalisme de Penn confinât au maniérisme, d'autant que les tirages au platine donnaient des tonalités précieuses, parfois surtravaillées, comme si les humains étaient transformés en nature morte du siècle classique ou en photographies post-mortem du 19e siècle. Du coup, on a envie de revenir aux photographies d'une Helen Levitt, par exemple, contemporaine de Penn et morte quelques mois avant lui, qui montrent les enfants frondeurs des quartiers populaires de New York, saisis sur le vif. Mais si les portraits de Penn attirent l'œil, irrésistiblement, c'est parce que leurs poses si atemporelles et si gracieuses, qu'un critique a qualifiées de "poésie de l'immobile", rendent les corps humains encore plus énigmatiques.