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Aurélien Fenaux arrivait en vue de la Fábrica Real de Tabacos.
A l'angle de l'hôtel Alfonso XIII et de la Calle Maria Doña de Padilla, le jeune Français consulta sa montre : 11h47. L'ancienne manufacture royale des tabacs abritait plusieurs sections de l'université sévillane. Les jours de canicule, il empruntait avec ravissement l'enfilade des cours fraîches. Elles étaient encadrées d'escaliers de marbre monumentaux bordés de balustrades et de rampes de bois tourné. Bizet s'en était inspiré pour concevoir le décor de Carmen. Du haut des marches s'échappaient parfois les échos d'un piano à queue dont Aurélien savourait quelques notes languides avant de reprendre son cheminement vers la Calle Palos de la Frontera.
Ce matin-là, il n'alla pas jusqu'aux grilles de la Fábrica. Il prit le sentier extérieur, longea les douves sèches du bâtiment jusqu'au grand hévéa. Le vieil arbre feuillu était aussi épais qu'un baobab. C'était un dinosaure végétal. De son tronc pendait une barbe de lianes entrelacées. Autour de l'énorme pied, de larges tentacules cagneux plongeaient dans les profondeurs argileuses pour y puiser un peu d'humidité.
D'un mouvement de l'épaule et du bras, Aurélien laissa choir son sac à dos et s'assit sur l'une de ces grosses racines en tirant de sa poche un téléphone mobile à clapet.
- Corre que te pillo... Corre que te agarro...Corre...
Les yeux brillants comme des flammèches, deux enfants apparurent à six mètres de là. Ils chantaient à tue-tête en sautillant de concert deux fois sur le pied gauche, deux fois sur le pied droit.Le jeune Français les regarda s'éloigner, prêts à bondir l'un et l'autre au détour d'un couplet, prêts à courir pour donner corps à leur entêtante ritournelle, prêts à fuir pour être pris...
- ...Cours ou je t'attrape... Cours ou je t'agrippe... Cours...
Il ôta ses lunettes de soleil, se concentra sur son GSM et prit soudain l'air contrarié. Près de lui, deux étudiantes elles-aussi adossées au tronc de l'arbre attaquaient un sandwich en devisant de tout et de rien. Le jeune homme se pencha vers l'une d'elles qui le regardait en mâchant. C'était une jolie fille blonde bien dans son temps mais étrangement coiffée d'un chignon d'une facture très conventionnelle pour son âge. Il lui montra son portable sans batterie, indiqua l'écran noir et lui demanda en espagnol s'il pouvait lui emprunter le sien pour envoyer un SMS, « un seul ». La joue gonflée de pain, elle le toisa en déglutissant. Il insista poliment comme si sa vie en dépendait et s'entendit répondre d'une voix douce :
- No te preocupes. Toma, toma !
Elle lui tendit le téléphone qu'il prit sans se faire prier davantage.
- Mucha' gracia'.
Il composa un numéro, ouvrit une page texto et y écrivit : « La nuit est à nous ». Le derrière un peu endolori par la dureté du bois, il resta là un instant sans rien faire de plus, souriant sous le soleil que filtrait l'hévéa.
Dix secondes s'écoulèrent.
A midi pile, les carillons de Séville commencèrent à sonner. Paupières closes, Aurélien Fenaux huma profondément l'air andalou de septembre... Puis, d'une pression du pouce gauche, il envoya le message.
**********
Kevin Payet n'en croyait pas ses yeux. La scène qui s'offrait à lui n'était vraiment pas ordinaire.
Il allait être une heure du matin. La lune était fine comme une rognure d'ongle. Il rentrait tout juste d'une garde statique dans une rue proche du boulevard du Temple. Son Commandant l'avait exceptionnellement autorisé cette nuit-là à quitter ses collègues de la C.R.S. 63 sans passer par le cantonnement de sa compagnie, du côté de Vélizy.
Le Brigadier Payet avait soigneusement rangé son treillis bleu marine et tout son attirail dans un sac de sport passe-partout. Emmitouflé dans une tenue de ville -pantalons de grosse toile noire, doudoune kaki, bonnet de laine dans le même ton-, il regagnait la maison.
L'hiver était très en avance. En cheminant vers la station de métro Filles du Calvaire, le Brigadier pensa dans le froid à ses vacances prochaines. L'année avait été rude, sa famille s'était montrée patiente, le retour au pays pour deux semaines s'annonçait comme une récompense pour tout le monde. Départ prévu avant les fêtes.
Payet était réunionnais. Il n'était pas rentré dans son île depuis trop longtemps.
Tout en marchant, il se gava d'images et de projets ; il songea à ce sentier qu'il aimait et qu'il sillonnerait bientôt avec Lakshmi et leurs deux enfants. Descente vers la rivière parmi les filaos et les fraisiers sauvages, baignade ensoleillée en eau fraîche, montée en direction de Bassin bleu, cap sur Cilaos dans les senteurs orangées du bois de joli-cœur, traversée d'une forêt de cryptomerias jusqu'aux premières cases créoles. En chemin, on croiserait un visage familier, un vieux des hauts coiffé d'un petit chapeau. Il demanderait : « Comon y lé ? » ... On lui répondrait : « Lé la ! »... Ensuite, on échangerait quelques mots pour la forme. On maudirait l'envahissant longose, une plante d'ornement devenue peste sauvage. On s'autoriserait peut-être quelques commérages, quelques « la dit la fé ». Puis on prendrait congé. La chemise collée à la peau par l'effort, on irait joyeusement savourer sous la varangue un rougail fait maison, épicé comme il faut.
En attendant, il y avait ça.
Kevin Payet s'apprêtait à descendre vers les quais du métro quand son attention fut attirée par un fait inhabituel par-delà le boulevard. Il leva la tête et regarda du côté du Cirque d'Hiver.
Au premier coup d'œil, il ne saisit pas bien ce qu'il vit. Un clignement de paupière plus tard, il comprit finalement ce qu'il y avait là-bas, à une quinzaine de mètres devant lui.
Sur les trottoirs, sur les chaussées, à l'intersection des rues Amelot et Oberkampf, sur les aires de jeux du jardin pour enfants de la place Pasdeloup, deux à trois-cents personnes -plus ou moins- se tenaient debout, immobiles, serrées les unes contres les autres. Elles ne faisaient visiblement rien d'autre qu'occuper l'espace, sans un mot, pas même un murmure, comme si elles s'étaient installées là seulement pour être là.
Estomaqué, déconcerté, le Brigadier des Compagnies Républicaines de Sécurité fut tenté de s'approcher. Il remonta de trois marches, sortit son GSM d'une poche à fermeture éclair cousue sur la manche gauche de sa parka et composa le numéro abrégé du poste de police le plus proche. Bien peu amène, une voix d'homme maugréa :
- Police, j'écoute. Déclinez votre identité ainsi que la raison de votre appel...
Payet connaissait cette voix.
- ???... Jablonsky ?
Il avait rencontré Luc Jablonsky à l'école de police. Mieux noté que son camarade, Kevin Payet avait choisi les C.R.S..
Après quelques opérations de maintien de l'ordre, on l'avait affecté à la garde des bâtiments officiels. Quant à Jablonsky, il avait tout de suite goûté à la rue, aux bagarres entre ivrognes, aux vols à la roulotte, à la crasse, aux petites et aux grandes misères du monde. En prenant du galon, il avait gagné une place au chaud, une chaise derrière une table dans une antenne de quartier. Au cœur du XIe arrondissement de Paris, il était devenu l'as de la main courante, un prosateur de la maréchaussée abonné au jargon des assureurs. S'il n'y avait eu que cinq mots à son vocabulaire, c'eurent été les mots « effraction », « individu », « véhicule », « sinistre » et « décédé ».
- ...Payèèèèèèèè !?!...
Au cours des mois qu'ils avaient passés ensemble chez les élèves gardiens de la Paix, Kevin avait eu beau lui expliquer que la prononciation réunionnaise de son nom était « Payett », Luc Jablonsky n'avait jamais cru bon de s'y conformer. Cette fois encore, c'était peine perdue.
Le Brigadier Kevin Payet demanda à son collègue si la présence de centaines de personnes silencieuses place Pasdeloup à une heure du matin lui avait été signalée. Son collègue crut à une plaisanterie avant de venir voir de plus près de quoi il retournait.
Jablonsky arriva dans un fourgon Jumper. Trois jeunes gardiens de la paix dont un sous-Brigadier l'accompagnaient.
Ils s'approchèrent de cette humanité compacte et mutique. Il y avait là autant de femmes que d'hommes, des gens jeunes, des vieux et aussi quelques mimes au teint très blanc, aux yeux lignés de noir, aux lèvres rouge carmin, asexués dans la pénombre par ce grimage outrancier. Ceux-là portaient sur les paumes de leurs gants l'inscription : lecridumime.over-blog.com.
- C'est quoi, ce bordel ?
Ce fut un grommellement plus qu'un aboiement.
Le Brigadier de police Luc Jablonsky promena sa stature impressionnante parmi les noctambules qui venaient ainsi le défier sur son territoire, « sur mon chantier » avait-il coutume de dire pour désigner le quartier.
- Qu'un responsable se désigne !... lança-t-il d'une voix menaçante... J'veux parler à l'auteur de c'foutoir, et vite !
Pour toute réponse il n'eut que le silence.
Puis des sons de souris, mi soyeux, mi feutrés, s'échappèrent peu à peu de ce stabile humain. Jablonsky et son mètre quatre vingt dix n'avaient pas attendu les cours de l'école de police pour savoir qu'un peu d'intimidation pouvait générer beaucoup d'inquiétude. Il sentit l'air de la nuit s'empreindre d'un parfum qu'il reconnut immédiatement. C'était l'âcre exhalaison de la peur. Il insista.
- Alors !?
Personne ne sortit des rangs.
A quelques pas de là, toujours présent mais soucieux de garder ses distances, Kevin Payet vit son ancien condisciple adresser à ses collègues un signe dont ils saisirent immédiatement le sens. Ostensiblement, portière ouverte, le sous-Brigadier demanda par radio du renfort. Les deux gardiens de la paix -un homme et une femme- détachèrent prestement de leurs ceinturons réglementaires ces matraques de polymère à poignées latérales perpendiculaires que l'on appelle « tonfas ».
Un frémissement, pas encore un murmure, s'échappa de la foule toujours homogène. Rejoints par le sous-Brigadier, les deux gardiens de la paix et le Brigadier Jablonsky toisèrent les « individus » les plus proches d'eux et aboyèrent cette fois en canon, pour faire nombre : « Vos papiers !... Allez ! Vos papiers et tout de suite ! ». De temps à autre fusait aussi un : « Je l'dirai pas deux fois ! »... Mais de toute évidence, les citoyens qui s'étaient donné rendez-vous nuitamment sur cette place étaient paralysés de détermination ou de terreur. Aucun ne bougeait. Tous se taisaient.
Surgirent alors deux autres voitures de police, un fourgon Citroën et une berline. Leurs sirènes, le crissement des pneus sur l'asphalte, les crachouillis des talkies-walkies : tout ce remue-ménage amplifié par la nuit eut pour effet d'extraire les riverains de leur sommeil.
Une à une, les lumières s'accrochèrent aux fenêtres. Elles éclairèrent la rue, des têtes apparurent derrière les rideaux puis sur les balcons alentour. Payet pensa : « Oh merde... On dirait que le spectacle commence... ».
D'abord intrigués, à l'abri chez eux, les spectateurs firent bientôt entendre leur voix : « Qu'est-ce que c'est ? », « Que se passe-t-il ? », « Qu'ont-ils fait ? ».
D'en bas, les policiers les invitèrent à rentrer, à reprendre tranquillement le cours de leurs rêves. Les dormeurs réveillés le prirent très mal. On entendit fuser : « Vous êtes gonflés !... Vous nous sortez du lit en faisant un boucan pas possible et maintenant vous voudriez qu'on se rendorme comme ça... C'est pas un peu facile ? ». D'un immeuble à l'autre, des voix approuvèrent et prolongèrent l'écho protestataire.
Sur la chaussée du boulevard des Filles du Calvaire, face aux quelques centaines de noctambules plus que jamais statiques et silencieux, le Brigadier Jablonsky commençait à manquer d'idées. Il ne sentait pas bien la suite. Son copain Payet était là, toujours là, qui observait la scène de l'autre côté du boulevard. Jablonsky demanda ses papiers à un septuagénaire replet qui ne bougea pas.
- Papiers !... hurla le policier.
Son nez touchait presque celui de l'homme, toujours muet, qui n'en apparut pas troublé pour autant. Comme beaucoup de ceux qui l'entouraient, il arborait le badge du site silencieuxmaisconscients.com
Trois secondes s'écoulèrent qui parurent des minutes.
La voix de Jablonski résonna encore, ferme, portée par l'assurance que la loi confère à ceux qui la servent.
- On l'embarque.
Cette fois, un murmure parcourut la masse humaine qui emplissait la place Pasdeloup. On vit alors une femme d'allure nerveuse fendre la foule, se porter aux avants postes et se planter face à un gardien de la paix interloqué. Une chaîne brillait au cou de cette petite dame courageuse. Le bijou était lesté d'un prénom écrit en lettres d'or stylisées : « Suzanne ».
Elle se lança dans un étrange ballet, déployant ses bras de bas en haut. Elle se comporta un peu comme si elle eût voulu impressionner une assemblée de pêcheurs en décrivant à l'aide de gestes amples la taille d'un poisson gigantesque. Simultanément, sa bouche semblait faire « ouaaah ! »... « ouaaah ! »... « ouaaah ! »... Il n'en sortait qu'un souffle, pas un mot.
Parmi la douzaine de policiers désormais sur les lieux, il s'en trouva un pour ne pas juger à son goût cette gesticulation d'insecte. La partie longue d'un tonfa s'enfonça brutalement dans le plexus de Suzanne. Elle tomba à genoux les bras croisés sur le ventre entre abdomen et thorax, les yeux révulsés, la gorge dilatée en recherche d'oxygène. Des « oh ! » scandalisés s'échappèrent des balcons et des fenêtres. C'est alors qu'un mime à la pommette gauche maquillée d'une larme en trompe-l'oeil se rua sur le sous-Brigadier venu assister Jablonsky.
Un coup de matraque l'arrêta net. Son cri réveilla ceux des riverains qui dormaient encore. Le sang gicla du front du mime blessé. Le long de son visage blanc coula un épais filet rouge, une coulée luisante comme un vernis dans la lumière des réverbères. Une clameur s'éleva et ce fut la curée.
Abasourdi, toujours debout près de l'entrée du métro, le C.R.S. en civil Kevin Payet fit un quart de tour sur lui-même et regarda partir au loin le fourgon de police qui conduisait Suzanne au poste.
Ce qu'ignoraient encore les policiers, c'est que la jeune femme qu'ils allaient interroger n'était pas seulement mutique. Elle était aussi sourde et muette.
***
« La manifestation à Pasdeloup dégénère »...
Le titre barrait la Une d'un quotidien du soir. En sous-titre on lisait : « La police se déchaîne la nuit dernière à Paris contre un rassemblement silencieux ». Cela sautait aux yeux, la rédaction du journal s'était régalée du fait que les internautes de silencieuxmaisconscients.com avaient choisi la place Pasdeloup pour se faire entendre sans un bruit entre minuit et deux heures du matin.
Les témoignages des violences policières commises dans le XIe avaient fait chauffer la toile toute la journée. Les sites d'information en avaient vite fait leurs choux gras. Le buzz s'était illustré de photos prises à l'aide de téléphones mobiles et de petits films mis en ligne sur les réseaux sociaux d'internet. Le soir, les chaînes de télévision y avaient largement puisé la matière de leurs reportages. Rien qu'en une matinée, l'image du mime matraqué et le martyr de la jeune Suzanne pliée de douleur avaient été téléchargés des centaines de milliers de fois.
Vingt-quatre heures plus tard, les éditorialistes de la presse s'emparèrent de l'évènement avec appétit. Sous leurs plumes inquisitoriales, l'incident devint une affaire d'Etat.
Dans La République du Dauphiné, sous le titre « De la place Pasdeloup à la chaussée de la Muette », Didier Belpeau donna libre cours à son joyeux penchant pour les calembours tout en déplorant avec gravité le rétrécissement des libertés publiques.
L'Edito de François Lafay, en page 2 de L'Echo d'Alsace, attira en ces termes l'attention des lecteurs sur la valeur des mots dans une démocratie : « Les matraqués étaient-ils des manifestants ?... Certes, non. Pour être qualifiés de cette façon, encore eut-il fallu une revendication, un slogan, une banderole. Au lieu de cela, il n'y eut que le silence, silence interrompu par le bruit sec des coups portés par la police (...) Sauf à démontrer que l'immobilité est dans ce pays un délit, les noctambules de la place Pasdeloup ne furent que des passants voués à regagner tranquillement leurs foyers ; jusqu'à preuve du contraire, en France, un passant ne peut être traité en criminel ».
En dernière page du Télégramme de Toulouse et du midi, Louise-Marie Rabot prit, elle-aussi et comme à son habitude, le parti des plus faibles. En guise de commentaire, elle dégaina un plaidoyer qu'elle avait bâti comme un réquisitoire contre l'ardeur policière, un joli texte intitulé : « Gandhisme ». Dans le même esprit, L'Ouest-Républicain publia un dessin de Delouestre ; il figurait un vieil ascète enturbanné assis en tailleur sur un tapis hérissé de matraques.
Face à une presse nationale aux réactions réputées trop souvent frileuses, les journaux régionaux s'en donnèrent à cœur joie ce matin-là.
Dans L'Affranchi, cependant, dont l'influence couvrait tout le territoire, c'est le patron lui-même qui signa l'éditorial du jour. Didactique, il rappela d'abord ce qu'avait été Jules-Etienne Pasdeloup ; au XIXe siècle, ce bienfaiteur de l'humanité avait encouragé l'accès des plus humbles à la grande musique. En leur permettant d'assister à des concerts, il avait démocratisé le genre.
La démocratisation, Roland Mouchard en fit ensuite le fil rouge de son long article encadré. Ce faisant, il constata méthodiquement la « régression » qui « lèprosait » à ses yeux l'héritage du Siècle des Lumières. Revenant sur les circonstances de la bavure survenue à Paris l'autre nuit, il prétendit : « Bientôt, plus rien ne sera permis au pays de Rousseau et Voltaire. Les quelques dizaines de statues humaines qui eurent l'audace de se poser sur la place Pasdeloup en un happening nocturne et silencieux ont vite compris sous la matraque qu'elles n'étaient pas faites de marbre mais de chair et de sang. Ces impudentes et ces impudents préparaient-ils un putsch ? Menaçaient-ils les institutions ? Non, bien sûr. Pourquoi donc se plantèrent-ils là ? Nul, à cette heure, ne peut prétendre en connaître la cause. La seule chose que l'on sache -dans l'ignorance, tenons-nous en au fait- c'est qu'ils vinrent là pour ne pas faire entendre bruyamment leurs voix tout en cherchant à nous délivrer un message. Oui, mais lequel ?... Eh bien supposons que, paraphrasant René Descartes à la manière de Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, ils aient voulu nous dire : ‘Je pense, donc je suis dangereux' »...
Sûr de son effet sur le lecteur, le directeur de L'Affranchi porta l'estocade, concluant sur ces lignes : « Sans un mot, pacifiquement, les animateurs et les habitués du site silencieuxmaisconscients.com ont réussi leur démonstration. Grâce à eux, on sait maintenant que près de trois siècles après les Lumières, dans la France obscure d'aujourd'hui, même le silence est interdit ». Le papier de Roland Mouchard était titré : « Défense de se taire ».
***
De retour d'un lointain pays en guerre, « théâtre d'opération » pour nos soldats, la vice-Présidente de la République posa le pied sur le tarmac de l'aérodrome militaire d'un air plus martial que de coutume.
Depuis l'entrée en vigueur de la réforme constitutionnelle, Marie-Michelle Laborde cumulait les prérogatives de deux anciens ministères : la Défense et l'Intérieur. A son propos, le Président Maurizio Caillard disait : « La sécurité de la France, c'est elle ». Accessoirement, elle servait aussi de lien autoritaire entre le gouvernement et le chef de l'Etat qui distribuait les ordres et ne tolérait aucune contestation en retour ; Caillard fusionnait les portefeuilles, il ne tolérait autour de lui qu'un cénacle, il labourait personnellement tous les champs de la Justice. Il n'y avait plus de Garde des Sceaux. Quant au Premier ministre, la nouvelle Constitution l'avait subtilement fait disparaître. On l'avait escamoté.
La vice-Présidente allongea le pas. On l'attendait dans le Salon d'Honneur. Quelques dizaines de journalistes, cameramen, ingénieurs du son se levèrent quand elle entra. Elle s'installa d'un bond derrière un pupitre surélevé, une quinzaine de centimètres au-dessus du sol. Il y eut une courte bousculade, un cliquetis de matériels se fit entendre, et les éclairages blancs des chaînes de télévision saturèrent très brutalement la lumière jaune ambiante.
Marie-Michèle Laborde plissa d'abord les yeux, mit sa main devant son front en visière pour contempler son auditoire, montra les dents en un méchant rictus qu'elle tenta vainement de transformer en sourire.
Elle adressa un signe à l'un de ses conseillers confinés au fond de la pièce ; le pauvre garçon transpirait plus dans l'obscurité qu'elle sous les sunlights. Il accourut jusqu'au pied de l'estrade. Elle se pencha et lui glissa quelques mots à l'oreille qui semblèrent le paralyser. Il fut ensuite pris d'une sorte de frénésie, palpant ses poches, balayant la salle d'un faisceau de regards de détresse jusqu'à ce que son visage s'éclairât d'une solution. Levant les bras vers le pupitre, il ouvrit à tâtons une chemise de papier qui se trouvait déjà là ; elle contenait le texte de la brève allocution que devait prononcer la vice-Présidente dont le visage hâlé témoignait de son court séjour en zone de conflit tropical. Il lui restait même une rougeur brulante sur les pommettes et sur le nez. Cet aléa solaire mis à part, sans doute s'était-elle assoupie dans l'avion car un pli barrait sa joue droite. C'en était presque touchant.
Marie-Michèle Laborde aurait pu être jolie si elle n'avait affiché en permanence cet air rogue. Le timbre de sa voix sonnait mal, même quand elle cherchait à l'attendrir. Il insultait les tympans de ses interlocuteurs forcément attentifs à ses propos. Son débit saccadé butait de temps à autre sur une hésitation qui ne ressemblait à rien de connu. Cela faisait à peu près : « heuyyyeeeuh ». Quant à ses tenues vestimentaires, elles ne variaient que du kaki au bleu, vestes coupées en sahariennes, pantalons droits et mocassins, le tout agrémenté d'une broche et d'un pashmina comme pour s'affirmer femme dans une fonction qu'elle avait toujours crue taillée pour les hommes. A l'ombre d'un Président élu au nom du progrès, la cassante Marie-Michèle Laborde restait une indécrottable conservatrice.
Ce soir-là, devant une presse hostile, il lui fallait justifier l'intervention musclée des agents de police accourus place Pasdeloup. En préambule, elle lut une déclaration étayée d'articles de loi. Très solennellement et sans émotion, elle rappela que toute manifestation sur la voie publique était soumise en France à l'obligation d'une déclaration préalable auprès du Maire ou du Préfet, et patati et patata.
Après huit à dix minutes, quelques journalistes baillèrent ostensiblement ou consultèrent leur montre pendant que d'autres riaient sous cape en échangeant les derniers potins parisiens. Elle regarda l'heure, elle-aussi, d'un geste fugace... et décida qu'à 23h42, il était largement le temps de conclure.
Elle cessa de parler, contempla l'assistance en souriant, attendit les questions.
Une main se leva.
Quelqu'un demanda si les autorités reconnaissaient que le sort réservé à la jeune Suzanne, sourde et muette -dont le calvaire commencé place Pasdeloup s'était poursuivi au poste de police- s'apparentait à une bavure. Elle ne reprit pas ce terme à son compte. Avec l'aplomb qui la caractérisait, la vice-Présidente opéra plutôt un virage téméraire pour décrire l'action du Président et de son gouvernement en faveur des handicapés de moins de 30 ans. Un journaliste s'en agaça, l'exhorta à répondre à la question qu'on lui avait posée. Sans se départir d'un calme très maîtrisé, elle l'interpella à son tour.
- Croyez-vous qu'il soit acceptable, Monsieur, qu'une jeune femme handicapée aidée par l'Etat contrevienne aux lois de la République en manifestant sur la voie publique sans autorisation -la nuit, qui plus est- et menace physiquement les fonctionnaires de la force publique ?
Lentement, comme s'il cherchait à comprendre ce qu'il venait d'entendre, son interlocuteur répéta après elle :
- « ... menace physiquement les fonctionn... ? »
Marie-Michèle Laborde n'attendit pas la fin de la phrase.
- ...En effet, oui. Cette contrevenante a gesticulé de manière très agressive en marchant sur eux. Elle a agité ses bras. Ils ont agi avant qu'elle ne lève la main sur un agent de police.
Du fond de la salle, sonorisée par un microphone baladeur, une voix de femme dit soudain très doucement :
- La « gesticulation » de Suzanne, Madame, je l'ai vue comme beaucoup de gens sur internet. Sauf erreur, elle exprime en langue des signes un sentiment qui n'est étranger à personne : l'indignation... à moins qu'il ne s'agisse plutôt de la colère... Dans ce cas, la vidéo en atteste, la colère de Suzanne était non violente.
On vit alors la vice-Présidente déglutir, manifestement déstabilisée par ce qui venait d'être dit. Elle chercha des yeux un verre d'eau. Sous les tropiques, elle avait eu chaud... Peut-être s'y était-elle déshydratée ?
Là-bas, devant les caméras, il lui avait fallu partager les rations alimentaires des soldats sous une tente de campagne. Elle avait du résister à l'incessante pression de ce conseiller en communication, ce merdeux dont le Président lui avait imposé la présence ; il avait voulu la convaincre de la nécessité -« ce serait bon pour votre image, ça vous humaniserait »- de passer deux nuits sur un lit-picot comme un trouffion de base.
Elle se ressaisit :
- Y'a-t-il une autre question ? Ce sera la dernière.
Dos vouté, visage tombant, cheveux gris en friche, un vieux journaliste revenu de tout ou presque se leva de sa chaise sans se hâter.
- Deux questions, si vous le permettez.
Elle acquiesça.
- La jeune Suzanne fera-t-elle l'objet de poursuites ? Si tel devait être le cas, quelles en seraient les motifs ?
Reprenant le texte que l'un de ses collaborateurs avait écrit pour elle, elle parut soulagée.
Elle marqua un temps d'arrêt, parcourut rapidement le document en tournant les pages, ouvrit la bouche et lut sur un ton d'abord hésitant puis à nouveau ferme et tranchant, très sûre d'elle, mécanique :
- Eh bien, elle sera poursuivie pour manifestation sans déclaration préalable, refus d'obtempérer, outrage à agent de la force publique et...
Michèle-Marie Laborde devint blême à tomber. D'une voix bredouillante, proche de l'extinction, elle conclut...
- ...et... euhyyyeeeuh... et... yeuh... tapage nocturne.
La suite demain, sur Mediapart.
Retrouvez ici la présentation en vidéo de son roman par Alain Le Gouguec.