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De l'autre côté de la voie rapide, dans le quartier foutraque et populeux de Nzeng Ayong -on prononçait Nzayon-, il allait être 11h00.
En short écru et large chemisier hawaïen à fleurs de tiaré pour motifs, une gazelle effleurait avec dextérité les touches crasseuses du seul clavier d'ordinateur que recelait la « Case à Jimmy ». La présence d'un PC permettait au taulier d'afficher fièrement à l'entrée du bistro le mot « cybercafé ».
Jimmy était un expatrié, un blanc venu de France chercher au Gabon l'argent, le confort domestique, les filles faciles et le respect craintif des autochtones : tout ce que son pays natal, en somme, lui avait refusé.
Vautré depuis le matin sous la véranda de son rade librevillois, il transpirait abondamment dans sa chemise bleue, une guenille tachée d'auréoles. Avec une mine de poussa assoupi, il observait la rue du coin de l'œil sans rien perdre de ce qui se passait à l'intérieur de son établissement. De temps à autre, un petit carré de serviette à la main, il s'épongeait.
La gazelle, elle aussi, commençait à souffrir de la chaleur. Elle fit signe au serveur ; il lui répondit en venant prendre la commande avec l'empressement débonnaire d'un pangolin.
En dépit de l'heure, la clientèle ne se bousculait pas. Un groupe pouvait toujours investir les lieux sans prévenir et en vider les frigos comme de rien.
Après avoir fait entendre la semelle de ses savates d'un bout de la pièce à l'autre, le garçon de salle se planta auprès d'elle. L'étrangère lui commanda la bière locale, la Régab. Le regard ailleurs, il émit nonchalamment quelques sons entre ses dents cariées. Elle lui demanda poliment de répéter ce qu'il venait de dire et qu'elle n'avait pas compris. En s'appliquant cette fois, il articula :
- Vous voulez la maman ou la fillette ?
- Pardon ?
- La Régab... Grande ou petite ?
L'employé de Jimmy revint deux minutes plus tard avec une bouteille bien dimensionnée dont il fit sauter la capsule à l'aide d'un outil de fortune. Faute de verre, la jeune femme porta le goulot à ses lèvres et commença à boire. Gorgée après gorgée, en marquant quelques pauses jalonnées de renvois étouffés, elle savoura les soixante cinq centilitres de cette blonde légère que l'on pouvait consommer avec un zeste de citron vert ou un peu de jus d'ananas. Il n'en resta bientôt plus que le fond mousseux.
Sur l'écran du PC, dans la colonne « commentaires » du forum ouvert devant elle, un internaute l'interpellait. Il avait pour signature ‘dupleix'.Apparemment, il n'était pas en phase avec ce qu'il venait de lire. Il semblait fâché autant avec les conventions de l'orthographe qu'avec le cyberfélin auquel il s'adressait.
- hey, chatgrix !! kestu nous miaule ??? t'a jamé entendu parlez des manif' d'autrefois ? T né quand ? T'a plus un gouvt qu'acepterait kon defile la night à paris. Des clampins ds la rue après minuit par pak de dix ou de cents c tout de suite keufs-tonfa-ballon. mon conseil à chatgrix : fé toi castré ça te calmera.
Un regard pour l'écran, un autre pour le ventilo du plafond dont l'inquiétante rotation faisait craindre une décapitation accidentelle, chatgrix vida tranquillement le fond de sa Régab. Elle resta là quelques instants, la tête en arrière, la bouteille vide collée à la bouche, les yeux rivés en coin sur l'ordinateur et sur lui seul.
Le message qu'il lui offrait de lire à présent émanait du modérateur du site. Il invitait dupleix à moins d'exaltation et lui suggérait de recourir sans délai au bon vieux correcteur orthographique. Il écrivait : « Faites gaffe à l'orthographe ! On relit et on corrige son message avant de le poster ». Et pour indiquer à son interlocuteur qu'il ne brandissait pas cette dernière remarque comme une menace, il ponctuait son intervention d'un smiley.
Dans la foulée s'afficha un autre message. L'auteur s'identifiait sous le pseudo ‘napix310'. La cliente du cybercafé décolla la bouteille de ses lèvres, la posa près du clavier et parcourut la prose du nouveau venu avec un intérêt que n'auraient pas contesté les cafards, résidents permanents de la « Case à Jimmy ». Elle lut :- Je veux répondre à dupleix en trois points. Trois points et une conclusion.
Le curseur de napix310 vint se placer à la ligne. Il clignota pendant trois ou quatre secondes, le temps sans doute de ménager le suspense... Puis l'écran, à nouveau, s'anima.
- 1/ Certes, le droit de manifester sur la voie publique est soumis à une obligation d'autorisation préalable. Sans cet aval des autorités, il est sage de supposer que l'on va tout droit vers de gros ennuis... 2/ De la part des pouvoirs publics, le fait d'accepter cette demande d'autorisation préalable revient à imposer aux organisateurs de la manifestation le parcours balisé que devra emprunter le cortège. On s'achemine ainsi vers une protestation contrôlée, donc modérée, sous la surveillance de centaines de policiers suréquipés...
Encore une fois, le curseur sembla marquer une pause.
- 3/ Pour défiler le jour, il faut ne pas travailler, il faut donc être en grève. Manifester conduit donc à s'amputer du salaire d'une journée...
Un autre internaute, un marrant qui répondait au nom de bouducon fit une brève intrusion dans la démonstration en cours, il écrivit : « Poil au nez ». Cela n'eut aucun effet sur la concentration de napix310 qui en vint à sa conclusion.- ...En conclusion, je le dis à dupleix, l'occupation nocturne d'une voie publique n'a que des avantages : on n'incite personne à perdre une journée de salaire, les chances de mobilisation s'en trouvent accrues... Et pas besoin de convoquer les keufs !
Une nouvelle fois, le modérateur intervint. Il mit en garde napix310, lui rappelant que toute intention illégale ne saurait être tolérée sur la toile, que l'incitation à la violence était punie par la loi, que tout propos à connotation injurieuse était formellement proscrit et que ses messages, à l'avenir, risquaient d'être « filtrés avant publication ». Il faisait son boulot. S'il se conformait aux règles du genre, c'était dans un seul but : il ne voulait pas offrir à des lecteurs indésirables un bon prétexte pour fermer le site.
D'une pichenette de l'index et du bout de l'ongle, la fille au chemisier hawaïen chassa la grosse blatte à longues antennes qui émergeait du clavier. Elle se remit au piano informatique et s'identifia : ‘chatgrix'.
Prestement, elle écrivit :- Qui parle de violence ? Un rassemblement nocturne peut très bien se dérouler en silence. Cela n'en serait que plus fort. Et peu importe le nombre des personnes présentes, c'est la répétition de l'évènement qui compte. Restons éveillés, la nuit est à nous !
Ces quelques lignes appelèrent un bref commentaire de dupleix. Il avait activé son correcteur orthographique.
- Vu comme ça, évidemment, ça change tout ! Où faut-il signer ?... Et vous autres, amis internautes, qu'en pensez-vous ?
Chagrix sourit aux anges.
Une fois de plus, quelque part dans le Tamil Nadu, dupleix n'avait pas manqué le rendez-vous. Il en faisait toujours un peu trop, soit... mais le fait était là : de forum de discussion en forum de discussion, depuis le premier essai réalisé sur silencieuxmaisconscients.com, l'idée était lancée. Les dés étaient jetés.
***
Prenant congé de ses collègues après la réunion du matin, le Lieutenant de police stagiaire Constance Tranh se dirigea vers la tablette minuscule que le commissaire Cheyrieux lui avait désignée d'un geste désinvolte le jour de son arrivée dans le service. « Stagiaireland », c'était le nom que l'on donnait à ce coin sombre équipé d'un PC sans autre éclairage que l'intense luminosité dégagée par l'écran.
Le matin même, Constance avait rendu visite à quelques sites dont l'existence presque confidentielle n'avait jamais paru menacer l'ordre public. Elle y avait retrouvé des signatures qui lui étaient devenues familières.Semaine après semaine, napix310, dupleix et chatgrix s'invitaient dans les forums pour y balancer leur pavé virtuel.
A chaque fois que le trio s'activait, sa trace s'insinuait dans les interstices du net. En suivant les liens hypertextes, on perdait peu à peu les pseudos de ces trois-là. Mais la graine qu'ils avaient semée dans la blogosphère germait partout en un rosier grimpant à croissance vive. Une fois déjà, la nuit dernière, un premier bourgeon avait fleuri près d'un square parisien, place Pasdeloup.
De son poste d'observation de « Stagiaireland », Constance Tranh en avait acquis la certitude : d'autres fleurs ne tarderaient pas à éclore.
****************
Deux clients entrèrent dans le bistro que Constance Tranh fréquentait à longueur d'année. « L'Angelo » occupait l'angle d'un pâté d'immeubles, à quelques centaines de mètres de chez elle, entre Pernéty et Plaisance.
L'homme qui s'avançait vers le bar avait l'air chafouin, les mèches de cheveux châtain en désordre, des lunettes comme on les faisait dans les années 60 : chaque verre était cerclé de métal et surmonté d'une fine barre écaillée. Taillée au sécateur, sa moustache semblait être là pour créer une diversion, pour tenter de faire oublier sans succès ce nez ridiculement retroussé dont les narines s'ouvraient au vent. Il était vêtu d'un loden vert, de pantalons de flanelle et de souliers « made in Germany » que l'on aurait dits peu esthétiques à franchement moches, mais qui lui assuraient le confort et les pieds secs. La femme qui l'accompagnait ne portait rien qui put la distinguer d'une ombre. Seul détail particulier : sa grande taille. Les deux formaient un couple asymétrique et laid.
Ils allèrent droit vers le comptoir. Le patron, un Sicilien bourru, les servit sans attendre la commande. C'était le privilège dû aux habitués.
Après avoir actionné le percolateur, Angelo posa sur le zinc deux sous-tasses et des cuillères vers lesquelles il fit glisser le sucrier.
Il essuya le creux et le plat de sa main droite sur sa chemise, la tendit vers le petit chafouin et lui dit : « ça va, mon copain ?... ». L'autre répondit aussitôt : « ... ça va comme un jeudi ! ». Le rituel s'acheva, la discussion de comptoir put commencer.
Il fut d'abord question de la rencontre de football qu'une chaîne de télévision avait retransmise la veille. D'autres piliers de bar se mêlèrent à la conversation pour contester un coup-franc qu'avait sifflé l'arbitre. On traita l'homme en noir de « buse », on spécula sur le résultat du match de retour, puis on changea de sujet.
Très vite, sans trop savoir comment, on revînt sur le rassemblement dispersé l'autre nuit à grands coups de tonfa. On s'apitoya sur le sort de la jeune Suzanne. Des jeux de mots sans relief fusèrent autour de son handicap et l'on en rit de très bon cœur. La rigolade atteignit son paroxysme quand le client à narines évoqua la dernière déclaration de la vice-Présidente.
Les radios du matin l'avaient diffusée en boucle. Dans une actualité assez terne par ailleurs, l'embarras de Marie-Michèle Laborde avait été le must de toutes les éditions matinales. La mine éclairée d'un sourire clownesque, le petit chafouin éructa le trait qu'il se préparait à servir depuis l'aube aux clients d'Angelo : « ... tapage nocturne... C'est vrai qu'l'aut'nuit, z'ont bien tapé, les cognes. Pour du tapage, c'était du tapage de premier choix !».
Une rafale de rire lui répondit mais sans spontanéité, comme une formule de politesse. Il remit donc sa tournée générale de persiflage avec la ferme intention d'emporter cette fois l'adhésion du public.- Tapage nocturne, maintenant, ça veut dire (il prit son élan pour être certain de ne pas rater son effet et déroula précautionneusement sa phrase) : Violences commises de nuit par la flicaille sur des citoyens pacifiques. Il ajouta : « Ce sera bientôt dans le dictionnaire ! »...
Nouvelle rafale de rire, un rire cette fois bien relâché.
Un ton au-dessus des autres, Constance perçut un long ricanement d'hyène qui collait presque la chair de poule. Il émanait de la grande dame incolore. Secouée de spasmes, elle renversa un peu de café très sucré sur le col de son imperméable.
Un peu à l'écart, l'œil torve, un gros type à l'accent parigot décida sur le champ de ne pas laisser les grosses narines jouer le concert en solo. S'arrogeant la parole, il balança d'une voix qui n'avait pas besoin de mégaphone :
- Et la p'tite Suzanne, la silencieuse congénitale, hein ?... Vous croyez qu'elle aurait cru être accusée un jour d'avoir parlé trop fort ?... (Approbation réjouie de l'assistance). Bientôt, c'est sûr, elle pourra faire actrice dans « Vos gueules les muettes » !
Il récolta illico une aubade ravie de « Hoooo-Ho-Ho-Ho ! » qui se muèrent en une cascades de hoquets sonores et variés. Le déluge d'éclats de rire éclaboussa la rue, des passants jetèrent un regard furtif vers l'intérieur de la brasserie pour récolter leur part de cette marmite de bonne humeur.
Assise sur la banquette qui longeait l'une des baies vitrées du bistro, Constance Tranh referma son journal qu'elle ne parvenait plus à lire. Elle observa Angelo. Il restait imperturbable, concentré, comme insensible aux saillies qui égayaient son bar. Ses gestes étaient très calculés. En deux temps trois mouvements, elle le vit disposer sur le comptoir un grand café-crème accompagné d'un verre d'eau. L'un de ses habitués venait d'entrer.
Par-dessus les robinets à bière, après avoir essuyé ses doigts sur sa chemise, le cafetier tendit la main droite au nouvel arrivant : « ... ça va, mon copain ? ».
***
Dans son bureau du Palais présidentiel, Maurizio Caillard s'impatientait. Son conseiller à la sécurité publique ne savait décidément pas faire court. Les yeux, le corps toujours mobiles, le Président, en l'écoutant, ne tenait pas en place.
A intervalles réguliers -pauses dont la durée n'excédait pas quarante secondes-, il jaillissait de son fauteuil. A toute allure, il filait vers l'une des seize pendules de sa collection chérie.
Toutes ces pièces d'une facture exceptionnelle avaient orné au fil des siècles les cheminées des grandes Cours d'Europe. Elles auraient constitué l'unique décor du chef de l'Etat s'il n'avait fait installer auprès de lui et face à ses interlocuteurs, sur le chevalet finement doré d'un roi-peintre des Balkans, son portrait présidentiel en tenue d'apparat. Auprès de lui qui inspectait au loin la ligne bleue des Vosges, son épouse photographiée assise alors qu'il se tenait debout le regardait avec amour, admiration, respect et soumission. Elle se prénommait Imogène. L'opinion perfide l'avait surnommée « Collagène ».
Les minutes s'écoulaient pendant que le conseiller parlait. Le Président, lui, s'affairait.
Muni d'un petit plumeau extrait d'un de ses tiroirs, il époussetait à présent une horloge noir et or surmontée d'un buste de Nubienne enturbannée, encadré de chérubins. Connue sous le nom de « pendule au Nègre », elle était typique de la fin du XVIIIe siècle.
Une fois ce brin de ménage accompli, Caillard s'immobilisa debout, jambes écartées, devant une pièce faite d'ébène et d'un bronze serti de pierres semi-précieuses. Cette œuvre réalisée à la fin du XVIIe par un pieux horloger italien fonctionnait sans aiguilles et sans sonnerie.
Les pieds vissés au parquet, Maurizio Caillard se tourna de trois-quarts vers son collaborateur. Montrant l'objet du doigt, d'un index agité de mouvements secs, il interrompit le conseiller.
- C'est un cadeau du Pape. Le Saint-Père m'a offert personnellement cette horloge. Personnellement !... C'est un système à bielle. Eh oui ! Vous voyez ce que ça veut dire, Muzeau ?... A bielle !
Le conseiller Louis Muzeau de la Chaizière eut la courtoisie de se montrer bougrement intéressé par les pendules à bielle. Interrompu dans son compte-rendu, il attendait juste que son patron lui dise : « Continuez ». Caillard finit par lui lancer sèchement : « Abrégez ! ».
L'énarque abrégea.
Au terme de son exposé, le Président lui demanda ce qu'il préconisait. La réponse ne tarda pas, prête à être déclinée en trois points.
- Premièrement, Monsieur, je vous suggère de créer une cellule chargée d'identifier sans tarder les internautes sans lesquels l'incident de l'autre nuit n'aurait certainement pas eu lieu. Deuxièmement, sans doute serait-il opportun d'équiper les forces de police de sonomètres : s'il y a tapage nocturne, il doit être avéré...
Maurizio Caillard, pour qui rien n'allait jamais assez vite, le coupa encore une fois.
- ... Et la muette, qu'en faites-vous de la muette ? Les associations de handicapés se déchaînent. Partout on se moque de nous. En plus de ça, la bévue de la vice-Présidente nous fait passer pour des abrutis. « Tapage nocturne », tu parles !!! Une muette et des mimes !...
Louis Muzeau hochait la tête. Il avait la solution.
- Tout d'abord, je crois qu'il serait bon d'ajouter à votre agenda, dans les quarante-huit heures, une visite médiatisée de l'une de nos écoles de police. Ce serait l'occasion de réaffirmer le soutien indéfectible de l'Etat -donc votre soutien, Monsieur- aux fonctionnaires chargés du maintien de l'ordre. A cette occasion, vous pourriez annoncer que les prochaines promotions d'élèves gardiens de la paix verront leur emploi du temps s'enrichir d'une initiation au langage des signes et d'un cours de sensibilisation à tous les handicaps.
- ... Ah, ça c'est bien, ça, mon petit Muzeau ! Cette idée-là, j'aurais pu l'avoir. Vous apprenez vite. Oui, c'est très bien. Mais dites-moi ?... la vice-Présidente est-elle au courant de ce que vous proposez ?
- Oui, monsieur le Président. Elle est au courant, elle approuve tout sans réserve.
- Sans réserve ?...
- ... Sans réserve, monsieur le Président.
L'entretien s'arrêta là.
Louis Muzeau de la Chaizière regagna la soupente qui lui tenait lieu de bureau. Il jeta un œil sur sa chevalière, se répéta mentalement la devise de son clan : « Brave devant l'essentiel, je fuis le superflu ».
Au fond, il n'avait que mépris, que dégoût pour ce petit monarque républicain à qui le suffrage universel tenait lieu de sceptre et la vulgarité de couronne.
En parcourant les couloirs, saluant le menu personnel mais ignorant les courtisans qui faisaient antichambre, il pensa au domaine familial et aux héritages de sa dynastie. Entre autres merveilles, bien servi par l'hérédité, Monsieur le Vicomte de la Chaizière possédait depuis toujours l'une des toutes premières montres bracelet jamais conçues ainsi qu'une Neuchâteloise à poids et une horloge de marine offertes à son aïeul, vassal de Louis XVI, par l'horloger de Marie-Antoinette Abraham-Louis Bréguet.
Noblesse oblige, ce châtelain quadragénaire, ce rescapé de la guillotine, ce grand aristocrate serviteur d'un Etat régicide, remettait en son for intérieur quelques pendules à l'heure.
***
Les yeux rougis par les heures passées devant le halo lumineux de son ordinateur de service, le Lieutenant de police stagiaire Constance Tranh se remémora la scène cocasse qui s'était jouée le matin-même en sa présence, au bar de la brasserie « L'Angelo ». Dans sa tête résonna l'échange entre le moustachu aux narines dilatées et le gros Parigot truculent.
Elle se rappela le « Vos gueules les muettes » et réprima un fou-rire qu'elle dissimula vite derrière un mouchoir de papier. Elle y étouffa une toux de pacotille. Absorbés par leur boulot, ses collègues n'avaient de toute façon pas le cœur à se laisser distraire par le rhume d'une stagiaire.
Elle reprenait à peine ses esprits et finissait de faire semblant de se moucher quand apparut Cheyrieux, une chemise rose cartonnée pincée entre le pouce et l'index. Son maître de stage affichait un air grave et important.
- Tranh, j'ai à vous parler.
- Oui, Monsieur le Commissaire ?
Cheyrieux s'agaça de cette réponse, leva les yeux au ciel, le mouvement de sa tête décrivant un arc de cercle de la droite vers la gauche.
- Si j'avais quelque chose à vous dire ici et maintenant, je le ferais ! Quand je vous dis que j'ai à vous parler, ça signifie que je vous attends dans mon bureau. C'est clair, non ?
- Oui, Monsieur, je vous suis.
Constance ferma sa session et emboîta le pas nonchalant du commissaire.
Il se cala dans son fauteuil, la regarda comme s'il tentait de traduire une énigme. Le Lieutenant stagiaire Tranh se tenait debout devant lui, attendant qu'il l'invitât à s'asseoir, ce qu'il omit de faire.
- Bon. Votre rapport sur les zozos d'internet fait un tabac, jeune fille. Après la P.P., il est passé dans les mains du dir'cab' de la vice-Présidente avant d'atterrir dans celles du conseiller à la sécurité du Président -vous savez ?- le Mizo de Proutemachère.
- Muzeau de la Chaizière ?
- Si vous voulez, oui. Enfin. Le résultat c'est que le chef de cabinet du Préfet demande à me voir... Alors faites-moi un résumé succinct de ce que vous avez écrit, je n'apprendrai pas ce rapport par cœur.
En une petite heure, le Lieutenant stagiaire Constance Tranh précisa le contenu du document que son maître de stage ne quittait désormais plus des yeux. La novice détailla à son supérieur hiérarchique de quelle façon, affectée à la surveillance de certains sites et blogs jugés peu dangereux, elle avait relevé des faits troublants au cours du mois passé.
Elle raconta la consultation très régulière des « nuages de tags ». Ces « tags clouds » lui révélaient les mots les plus fréquemment composés sur les claviers des internautes, tous ces gens qui se connectaient aux sites dont elle assurait le suivi.
Dès sa prise de service, fin septembre, sous l'autorité de Cheyrieux, la jeune femme avait vu apparaître avec récurrence, presque accolés -jumeaux en quelque sorte-, les termes « manifestation » et « nuit » ou leurs déclinaisons verbales « manifester » et adjectivales « nocturne »... Parfois, sur le podium, s'invitait pour le bronze le mot « silence » que suivaient de très près les anglicismes « freezing » et « flashmob ».
Jour après jour et systématiquement, elle avait disséqué une vingtaine de forums pour conclure que des inconnus tentaient de faire descendre les Français dans la rue entre 22 heures et 7 heures du matin et que, une fois au moins, ils étaient arrivés à leurs fins.
Apparemment très concentré sur ce qu'il entendait, Cheyrieux prit soudain une grande inspiration. Il abaissa les paupières, les maintint closes pendant deux secondes, puis à nouveau leva les yeux vers Constance...
- Mais à la fin, qu'est-ce qu'ils cherchent ? Pourquoi font-ils ça ?
- Pour l'instant, c'est impossible à dire.
Il eut soudain cette mine chiffonnée qu'elle lui connaissait bien, lèvres serrées, mâchoires dures et front plissé. Elle entreprit de le détendre en ne restant pas sur cette réponse négative. Constance reprit son exposé.
- Ma seule certitude, c'est qu'ils choisissent assurément leurs cibles. Ils interviennent aux heures les plus propices, attendent qu'une discussion soit lancée... et là, ils font leur numéro...
Il l'interrompit sans avoir l'air de la questionner...
- ... leur numéro...
- Oui, ils interviennent toujours au bon moment pour glisser leur idée de manifestations silencieuses la nuit. Ils semblent agir à trois. L'un d'entre eux fait le candide : à pas feutrés, il entre dans le forum au moment où le débat s'emballe mollement sur un sujet politique, un sujet de société. Il est dans l'interrogation. Il interpelle calmement ses lecteurs en colère sur l'efficacité des grèves, sur l'utilité des grands défilés de protestation entre République et Bastille, République et Nation. Quant au deuxième acteur de ce sketch bien rôdé, il déboule dans le forum comme un troll...
- ... Un...tt... troll ???
- Un troll, en effet. Dans toute conversation sur le net, on doit toujours s'attendre à voir s'inviter quelqu'un qui vient torpiller les échanges entre internautes pour une raison ou pour une autre, parfois innocemment. En cyberlangage, c'est un troll. Dans ce que j'observe depuis septembre, le troll, ici, n'est pas un isolé. Il est le complice de celui que j'appelle le candide et d'un troisième larron qui joue l'idéologue savant. La preuve : ce faux troll finit toujours par épouser le point de vue des deux autres en prenant chacun des visiteurs du site à témoin. Oui, c'est ça ; c'est un numéro. C'est même un numéro drôlement bien emballé.
Cheyrieux réagit par un long hochement de tête.
- Et les autres internautes, comme vous dites, ils réagissent comment à ce numéro ?
Le Lieutenant de police stagiaire haussa les sourcils, deux courbes parfaites sous un front sans rides. Constance répondit brièvement...
- ... Ils ne marchent pas, Monsieur. Ils courent.
***
Au même moment, à la même heure, Aurélien Fenaux quitta d'un clic la page qu'il avait ouverte une heure plus tôt. Il se dirigea vers la caisse, régla le prix de sa connexion et demanda s'il y avait pour lui une petite table libre dans la partie « bar à tapas » du cybercafé sévillan. D'un geste du menton, le gérant lui en indiqua une. En retour, Aurélien montra du doigt les tortillitas de bacalao que la serveuse apportait à un autre client. Le gérant acquiesça.
Le jeune Français prit place sur un tabouret de bois qu'il tira de sous la table. En attendant ses beignets de morue, il sortit d'une poche de son caban un texte de quelques feuillets agrafés qu'il regarda comme on contemplerait une prise de guerre. En exergue et en majuscules, le document portait la mention « Rapport confidentiel ». S'ensuivait le nom et la qualité de l'auteur : « Constance Tranh, Lieutenant de police stagiaire ».
La suite demain sur Mediapart.
Lire aussi «Tapages Nocturnes», épisode 1.
Retrouvez ici l'interview d'Alain Le Gouguec, qui présente son roman.