Billet de blog 27 décembre 2011

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Alain LE GOUGUEC

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«Tapages Nocturnes», épisode 3

Dans les jours qui suivirent (ou plutôt dans les nuits), les graines que napix310, dupleix et chatgrixavaient plantées sur le web commencèrent à germer. De l'avis général, l'affaire de la place Pasdeloup fut le meilleur des engrais.

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Illustration 1
© Nathanaël Charbonnier

Dans les jours qui suivirent (ou plutôt dans les nuits), les graines que napix310, dupleix et chatgrixavaient plantées sur le web commencèrent à germer. De l'avis général, l'affaire de la place Pasdeloup fut le meilleur des engrais.

Des rassemblements nocturnes fleurirent çà et là, d'abord dans Paris puis dans d'autres localités. A chaque fois, sans prévenir, des dizaines et parfois des centaines de citoyens investissaient sans un mot une rue, une place, un jardin, n'attendant que l'apparition des uniformes ou le lever du jour pour se disperser dans le calme. Les brigades de police reçurent l'ordre de multiplier les rondes, d'utiliser systématiquement mais en vain les sonomètres mis à leur disposition, de ne pas répondre aux provocations et de ne recourir à la force qu'en cas « d'impérieuse nécessité ».

Il y eut bien, de temps à autre, un incident vite relayé et amplifié par les médias. Dans la plupart des cas cependant, la rencontre entre les noctambules silencieux et les policiers releva presque de la routine. L'histoire aurait pu en rester là, ce ne fut pas le cas.

Nuit après nuit, le mouvement prit de l'ampleur.

Les « Visiteurs du Soir » -c'est ainsi que les surnomma l'éditorialiste de « L'Affranchi »- s'inspirèrent du précédent de la place Pasdeloup pour tirer profit du sens que pouvaient leur offrir les noms des voies de circulation, impasses étroites ou larges boulevards. Ils y trouvèrent la matière d'un langage protestataire sommaire mais efficace.

Les débuts furent timides.

A l'initiative de nuesousmablouse.com, des infirmières soucieuses d'attirer l'attention sur la dégradation de leurs revenus et de leurs conditions de travail se réunirent une nuit en deux points de Paris, rue des Blancs-Manteaux dans le quatrième arrondissement et rue Vide-Gousset, dans le deuxième.

Leur action serait passée inaperçue si les internautes de lhopitalestalarue.net, la même nuit, ne s'étaient pas donnés rendez-vous sur l'autre rive de la Seine, rue de la Santé. Sous les hauts-murs de la maison d'arrêt, l'irruption d'un groupe hostile à la politique du chef de l'Etat mobilisa très rapidement un grand nombre de flics casqués et nerveux.

Le site lhopitalestalarue.net s'était constitué quelques mois plus tôt. Il résultait d'une agglomération de blogs tenus par des usagers que le fonctionnement des hôpitaux avait rendus très mécontents. Pêle-mêle, il y avait là des patients atteints de maladies nosocomiales, des victimes d'erreurs médicales, des malades mal soignés ou encore quelques estropiés qui ne se remettaient pas de leur infortune et qui reprochaient inlassablement aux médecins hospitaliers de ne pas les avoir rendus entiers à leurs familles. En pleine nuit, sous la lumière terne des lampadaires qui bordaient la prison, tous ces accidentés de la vie avaient très mauvaise mine.

Un officier de C.R.S. s'approcha d'eux pendant que ses hommes formaient derrière lui, avec méthode et célérité, un imposant mur de boucliers. Il tenta de convaincre ses interlocuteurs de se déplacer de quelques dizaines de mètres ; la rue de la Santé était bien assez grande pour que l'on ne vienne pas camper à minuit sous l'enceinte de la maison d'arrêt au risque de provoquer un chahut dans les cellules.

Il venait à peine d'évoquer cette hypothèse que retentirent, surgis de l'intérieur de la forteresse, les cris des détenus de la Santé. On entendait les mots « cognes » et « condés » agrémentés d'expressions infamantes dans lesquelles les sœurs, épouses et mères des policiers n'étaient pas oubliées, plus déshonorées qu'honorées.

En dépit de cette agitation naissante, les quelques dizaines de protestataires silencieux du site lhopitalestalarue.net refusèrent de bouger.

Du groupe, on vit s'extraire péniblement un homme aux traits émaciés et sans âge. Son teint était gris. Il avait le souffle court. En le soumettant à une fouille au corps, sans doute eut-on rencontré du doigt, à travers ses vêtements, la forme d'un drain ou d'un cathéter.

Il murmura quelques mots à l'adresse de l'officier, lui dit se sentir prisonnier de son corps malade, en conséquence de quoi le choix de cette rue, la rue de la Santé, était éminemment symbolique et pas du tout innocent.

Hélas pour lui, le C.R.S. qui lui faisait face n'était pas payé pour céder à l'empathie, seulement pour faire respecter l'ordre. Un signal de la main, et les boucliers de polycarbonate se mirent en mouvement. A leur contact, la troupe des noctambules souffreteux se fit compacte et ne recula pas d'un centimètre. Dans ses rangs, on perçut des gémissements vite étouffés. Des douleurs venaient de se réveiller dans la troupe mutique des zombies.

L'officier savait qu'il lui fallait éviter tout ce qui aurait pu être dénoncé le lendemain comme une brutalité policière. Il regagna l'un des autocars des Compagnies Républicaines de Sécurité. Une fois dans le véhicule, il s'entretint par radio avec le permanencier de la Préfecture. Au terme de cet échange, il revint vers ses hommes et leur ordonna de reculer d'une vingtaine de pas. Entre eux et les Visiteurs du Soir, il y avait désormais un large espace, un espace libre de toute présence humaine.

Le Commandant de police porta à sa bouche un talkie walkie devant lequel il prononça sèchement un code. Un cccrriiiii lui répondit. Et le silence se fit.

Quelques secondes passèrent puis une détonation sourde retentit à l'arrière du groupe. Un C.R.S. venait de faire usage d'un lance-grenade. Après avoir survolé les protestataires, le projectile heurta l'asphalte du no man's land qui séparait les forces de l'ordre des activistes de lhopitalestalarue.net.

Dès que le gaz lacrymogène se libéra de sa gangue, ce fut la débandade. Les C.R.S. facilitèrent la fuite générale, ils orientèrent même les fuyards en les rassurant afin d'éviter que la panique ne se transformât en tragédie.

Devant le 42 rue de la Santé, au beau milieu de cette froide nuit de décembre, il y eut ensuite un ballet lumineux d'ambulances et de cars de police. Le chœur des détenus de la maison d'arrêt acheva d'en faire un insolite son-et-lumière dont les riverains se seraient volontiers passés.

Surprise et choquée par le bruit du lance-grenade, une femme avait été victime d'un malaise heureusement sans gravité. Non loin d'elle, un homme était en proie à une crise de nerfs sans fin.

On la transporta à l'hôpital Cochin d'où elle était sortie dans la journée après avoir été traitée pendant six semaines pour des complications postopératoires ; le dément fut admis à Sainte-Anne où on le connaissait bien.

Par chance, ces deux établissements de soins très réputés étaient situés à moins de trois cents mètres de là, presque aux deux extrémités de la rue.

***

De la Préfecture à la Présidence, on crut revivre l'épisode navrant de la place Pasdeloup.

La vice-Présidente avala son eau minérale gazeuse de travers quand, dans la presse, elle lut des titres tels que « Police : un travail très soigné », « Santé : on achève bien les malades » ou bien le cruel « Nouveau tapage nocturne à Paris : deux blessés ».

Dans les récits qu'ils firent de cette nouvelle nuit folle, les journalistes ne manquèrent pas de rapporter brièvement les actions concomitantes des infirmières mobilisées par nuesousmablouse.com.

Les organisations syndicales des personnels de santé et les associations de défense des usagers réagirent avec vigueur à ces évènements. L'indignation fut consensuelle.

L'addition des mécontentements accoucha vite d'une manifestation massive entre République et Nation, diurne et bruyante, bien dans la tradition. Sur les pancartes et les banderoles du cortège, on fit assaut d'imagination ce jour-là, avec des formules aussi rieuses que « Les patients sont impatients », « Pas de coups de trique contre les coups de blouse » ou « Sortons la santé du coma ».

Repris à tue-tête par les manifestants et scandé en boucle, un slogan parcourut longtemps les deux ou trois kilomètres du défilé. Du premier au dernier rang, le long serpent des mécontents frissonna comme la tribune d'un stade sous l'effet d'une ola, au cri de : « Non aux C.S.... Non aux C.R.S. ! ».

Les C.S., les Coopératives de Santé, avaient été instituées par Maurizio Caillard très peu de temps après son accession à la Présidence. Le principe en était simple : chacun venait à l'hôpital avec son trousseau ; ce nécessaire de soins incluait des draps, des couvertures, des serviettes et du savon mais aussi des seringues, des compresses, du coton, des scalpels, des ciseaux, du sérum, des poches à perfusion, des médicaments et même des produits anesthésiants. La liste, personnalisée selon l'affection dont souffrait le client, était établie par l'E.H.A., l'Equipe Hospitalière d'Accueil.

En France, conformément au programme anti-gabegie que le candidat Caillard avait défendu au cours de sa campagne électorale couronnée de succès, chaque établissement médicalisé avait sa spécialité. Au sein de l'hôpital public cohabitaient plusieurs sociétés commerciales de droit privé, les E.H.A., toutes codirigées par un commercial et un professeur en médecine. Quelques semaines après l'investiture du Président Caillard, les lits, les chambres, les blocs opératoires, les matériels des hôpitaux avaient été mis à l'encan. On les avait privatisés.

Suivant ses moyens, le patient devait adhérer à une Coopérative de Santé. Toute C.S. mettait à la disposition de ses adhérents un catalogue d'E.H.A. et de médecins de ville hors desquels il n'y avait pas de salut.

Le fait de choisir une Equipe Hospitalière d'Accueil non répertoriée dans le catalogue de sa Coopérative de Santé revenait pour un malade à régler de sa poche et au prix fort la facture des soins parfois nécessaires à sa survie. Tout comme les hôtels, C.S. et E.H.A. auraient pu être classées en catégories, avec un camaïeu de conforts allant du bas de gamme le plus sordide au Palazzo Grand Luxe.

Dès la première consultation, l'E.H.A. s'adressait à la C.S. à laquelle elle était localement liée et lui commandait un trousseau d'articles sans lesquels toute hospitalisation eut été impossible. La Sécurité Sociale n'avait plus d'existence que pour les services d'urgences. Son financement était assuré par un prélèvement sur impôt d'un montant identique pour tous les contribuables.

Pour le reste, les Français optaient nécessairement pour une C.S. qui réglait jusqu'à la location du lit, sommier et matelas nu. Sans mettre à contribution l'entreprise qui les employait, les salariés versaient à leur coopérative une cotisation dont le volume reflétait la qualité des soins que l'on prodiguait en cas de pépin. Avec tout ça, le monde rural était à la peine, soumis qu'il était à une règle générale -elle valait pour tous les citoyens- une règle difficilement applicable que l'on avait baptisée « l'offre étoilée » : il s'agissait de proposer à chacun un éventail de spécialités médicales et chirurgicales dans un rayon de soixante-dix kilomètres. Dans les campagnes, on regrettait le temps de l'hôpital cantonal, là où l'on allait les yeux fermés pour un vulgaire bobo aussi bien que pour un malaise cardiaque.

Quant aux indigents, leur sort était tout simplement confié aux O.N.G.

Dans le fond, il ne fallait pas s'étonner de voir sortir des E.H.A. les moins performantes -les plus médiocres- une quantité impressionnante d'estropiés, d'anciens malades censément guéris que l'on relâchait dans la nature avec des faces de morts-vivants. Après coup, beaucoup d'entre eux s'en voulaient de ne pas avoir investi davantage d'argent dans le choix d'une meilleure Coopérative de Santé.

Ce système exprimait deux obsessions du Président : la performance et la responsabilité individuelle. Au nom de ces deux principes dont il avait fait un programme, Caillard avait jeté les bâtiments scolaires et universitaires sur le marché locatif. Il avait privatisé l'enseignement tout entier.

***

Tout au long de la Calle de la Rabida, le trottoir de terre rouge sentait fortement l'urine. Aurélien l'emprunta pourtant et longea la file des autocars.

Après des heures et des heures de route, ils venaient chaque jour faire relâche dans cette ruelle de Séville. Au bout d'un voyage qui les conduisait généralement de l'hiver à l'été, les touristes fourbus sortaient se dégourdir les jambes, s'extasiaient aussitôt devant les plantes grasses, les arbres à feuillage persistant, les palmiers. Puis les hommes s'installaient un peu à l'écart de leur groupe et tournaient le dos à la chaussée, jambes écartées.

Contre le muret de briques, ils se soulageaient sans honte sous les commentaires et les rires des femmes qui paraissaient transies sous leur châle dans la fraîcheur de l'aube hivernale andalouse. Dès le premier rayon du soleil, l'odeur piquante de la pisse montait, emplissait l'air ; cette trace olfactive s'évanouissait -mais ne disparaissait pas totalement- jusqu'au lendemain matin.

Aurélien Fenaux avisa un autocar immatriculé en région parisienne dont le conducteur semblait dormir, affalé sur son large volant ; le passant se hissa sur le marche pied, renifla, toussota ostensiblement et attendit. Toujours vautré, le chauffeur leva la tête, ouvrit les yeux et se fendit d'un regard ensommeillé en direction du jeune homme qui le regardait aussi et qui ne tarda pas à ouvrir la bouche.

- Vous n'auriez pas rapporté un journal de Paris, par hasard ? Je peux vous le payer.

Le conducteur tendit le bras gauche vers un sac qui se trouvait là. Il saisit un épais carré de papier qu'il expédia d'un geste de basketteur vers son visiteur.

- Tiens, mon gars. J'l'ai lu et j'le r'lirai pas. Si j'te l'donne pas, je l'jette !

Aurélien remercia. Il pressa le pas vers les bâtiments très architecturés de l'ancienne Exposition Universelle.

Tout en marchant, il contempla la Une du quotidien « Le Francilien ». Son visage s'éclaira d'un sourire. Un titre annonçait la grande manifestation des professionnels et usagers de la santé. Le chapo de l'article rappelait les derniers rassemblements nocturnes et leur navrant épilogue.

Aurélien Fenaux consultait chaque jour la presse sur internet. Bien sûr. Toutefois, rien ne remplacerait jamais le parfum du papier journal imbibé d'encre. En se collant furtivement « Le Francilien » sous le nez, ilrevit Paris, ses rues, ses gens, ses fêtes, ses rébellions. Entre langue et palais, il sentit s'épanouir un goût d'œuf mimosa. Il vit l'image d'une mayonnaise battue sous son filet d'huile jusqu'à devenir suave. Il se dit pour lui-même, presqu'à voix haute : « Elle prend ».

Sans cesser de sourire, il ajusta sur ses oreilles les petits écouteurs de son baladeur numérique. Il se laissa envahir par les notes rauques de l'album « Lagrimas negras », la voix flamenca douloureuse de Diego Cigala, la touche de piano cubaine de Bebo Valdés. « La nuit et le jour » pensa-t-il. « La nuit et le jour ».

Oui, incontestablement la mayonnaise prenait. Il répéta : « La nuit et le jour »... Son sourire s'élargit. Il tenait le slogan dont il nourrirait bientôt les internautes : « Pas de répit pour les képis ».

***

« Non-aux-C.-S. !...

...Non-aux-C.-R-.S. ! »...

Une moue méprisante aux lèvres, Maurizio Caillard fit signe de couper le son du téléviseur. On crut l'entendre marmonner « connards » mais il nia plus tard l'avoir dit.

Place de la Nation, la manifestation des personnels et des usagers de la santé touchait à sa fin.

Plumeau et chiffon lustrant en mains, le Président s'activa frénétiquement d'une horloge à l'autre, remontant les unes, réglant le carillon des autres, tournant le dos à ses collaborateurs qui redoutaient tant cette posture : elle n'augurait généralement rien de bon. Il revint vers son bureau et replaça dans leur tiroir ses petits ustensiles de ménage horloger. La tête fixe, les yeux mobiles balayant lentement la pièce de droite à gauche et de gauche à droite, il prit l'air sarcastique et prononça ces mots : « Qu'ils s'agitent, qu'ils se fatiguent !... Le temps est dans mon camp ».

Alors qu'il prononçait cette phrase, il vit sur l'écran de télévision apparaître le visage d'un syndicaliste honni, un barbu aux yeux clairs réputé pour n'être jamais économe d'une vacherie. Il décochait toujours ses flèches d'une voix traînante avec une gousse d'ail dans l'accent, à la manière d'un conteur méridional. Caillard le détestait.

Pointant le barbu d'un index agité de petits mouvements rapides et verticaux, Maurizio Caillard pensa à haute et intelligible voix : « Qu'est-ce qu'il dit là, le pouilleux ? ».

Deux conseillers se ruèrent vers la télécommande. Leur précipitation eut pour effet de faire tomber la zapette et de susciter l'ire injurieuse de leur patron.

- Mais quelle bande de nuls !

Au risque d'un lumbago foudroyant, un troisième conseiller ramassa prestement -en apparence, du moins, car une méchante douleur lui piqua les lombaires- ramassa l'objet qu'il dirigea vers l'écran plat, réactivant illico le son. On n'entendit que la fin de la déclaration du responsable syndical. A la manière du chef de l'Etat, les yeux dans la caméra, il égrenait à la fois la question et la réponse. Il s'adressait directement à Caillard.

- Vous accepteriez, Vous, Monsieur le Président, d'être pauvre et malade ?... Non, évidemment. Eh bien, nous, nous sommes comme vous... Nous voulons tous être riches et bien portants.

Ce propos sembla agir comme la pluie sur les escargots. Au cours des deux nuits qui suivirent, des rassemblements d'internautes silencieux eurent lieu dans plusieurs voies communales de Paris aux noms évocateurs : rue Leriche, rue de la Monnaie, rue du Trésor, rue de la Grande Truanderie.

Contrairement à ceux-là, d'autres happenings pourtant très fréquentés n'eurent pas davantage les honneurs de la presse que ceux de la police. Ce fut le cas du stand-up qu'organisèrent des accros au tabac. Déjà pénalisés par l'installation obligatoire de détecteurs de fumée dans les emprises privées des immeubles, ils faisaient face depuis peu à une flambée des taxes sur la nicotine et sur le papier à cigarettes. Ils se réunirent rue Briquet et rue des Cendriers. Ils repartirent au petit matin après avoir reçu la visite courtoise de trois policiers à pied. Ecoeurés par tant d'indifférence, ils s'en allèrent dans l'aube glaciale en toussant leurs poumons, laissant derrière eux aux bons soins des balayeurs municipaux une chaussée jonchée de mégots.

La réunion nocturne des opposants à l'exportation du savoir-faire nucléaire national aurait pu connaître un sort identique. Ils se donnèrent rendez-vous rue Becquerel.

Il fallut que le compteur Geiger apporté sur place par l'un d'eux se mette à grésiller au contact d'un gendarme mobile pour que l'incident fasse l'objet d'une information brève dans les pages d'un quotidien généraliste. Quelques jours plus tôt, le pandore avait participé à l'évacuation d'une centrale, conséquence d'une fuite radioactive que l'on avait annoncée « sans gravité ».

Tout aussi prévisibles que les compulsifs du compteur Geiger, les prostitués de la capitale -femmes, hommes, transgenres- choisirent l'impasse Monplaisir, dans le XXe, pour se réunir en silence trois semaines avant Noël.

Après les avoir verbalisés à tour de bras pour racolage, après avoir piégé leurs clients, on leur avait imposé une contrainte d'un incroyable cynisme, d'une ahurissante hypocrisie.

Chacun et chacune d'entre eux avait l'obligation de déclarer son activité en Préfecture. Une carte magnétique lui était remise. Elle contenait une puce infalsifiable qui renfermait son identité, ses spécificités professionnelles, les tarifs qu'il ou elle pratiquait. La nuit, le tapinage intra muros n'était toléré (le texte de loi ne disait pas « autorisé ») qu'en des lieux définis à l'avance par la puissance publique ; elle en révélait chaque jour les noms sur le site internet préfectoral. On les appelait fort joliment « Les zones roses ».

Chacune de ces zones était placée sous la surveillance de fonctionnaires assermentés munis d'appareils conçus pour lire et compléter les cartes à puce numérique. Chaque arrivée faisait l'objet d'un enregistrement et d'un pointage horaire. Chaque arrivant se voyait confier quatre mètres carrés de trottoir.

En fin de service, la prostituée ou le prostitué suivait le même chemin en sens inverse. En tenant compte du temps passé sur place, de l'exposition plus ou moins rentable du bout de bitume concédé, de l'âge du déclarant, de ses spécialités, le placier établissait alors une moyenne.

Il la passait au tamis de sa calculette et de la règle de trois. Les chiffres ainsi obtenus désignaient la somme que devait débourser le travailleur du sexe. C'était, en quelque sorte, une gabelle.

De nombreux forçats du tapin refusèrent les zones roses. La taxe était lourde et les incessants changements de lieu perturbaient leurs clients les plus fidèles. La prostitution s'installa donc peu à peu aux portes des villes, sur d'anciennes friches industrielles que l'on baptisa d'évidence « Les zones grises ».

Depuis que le législateur, sous la pression du Président omnipotent, avait institutionnalisé le proxénétisme d'Etat, les petits hôtels à prix cassés, blocs de béton sans âme aux chambres impersonnelles, avaient poussé presque d'un coup autour de ces zones grises jusqu'à en constituer les seuls lieux habités.

Les hôteliers ne devaient accepter que les cartes bancaires et les chèques, moyens de paiement réputés propices à l'identification de celles et ceux qui faisaient ici commerce de leurs charmes. Les patrons d'hôtel, les « tauliers », acquittaient une patente annuelle à laquelle s'ajoutait une T.V.A. de 20%, soit deux sources supplémentaires de recettes pour les finances publiques. Le poids de l'impôt indirect se répercutait évidemment sur la tarification des chambres, pénalisant sévèrement prostituées et prostitués ; de ce fait, pour survivre, il leur fallait travailler plus et plus.


Et ce n'était pas tout. Hôteliers, putes et clients étaient contraints de laisser leurs voitures dans de vastes enclos équipés d'horodateurs. Là encore, les prix imposés étaient scandaleusement élevés.

L'exaspération avait donc conduit tout naturellement à cette digne action des damnés de la prostitution. Impasse Monplaisir à Paris. La mobilisation s'était lentement construite autour du site zones-roses-et-idees-noires.org.

Seule différence avec les rassemblements précédents, une exception dans cette histoire : les tapineurs de Paris avaient joué les « Visiteurs du Jour ». Afin de ne pas perdre une nuit de travail, ils avaient décidé d'investir la rue à midi.

Fin du troisième épisode, la suite demain

Retrouvez ici la présentation du roman par son auteur, Alain Le Gouguec

Les épisodes précédents sont disponibles ici

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