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La maison est à l’image du personnage dont le parcours et le tempérament apportent de belles réflexions sur l’attachement à l’enfance, le mirage du voyage lointain et de la colonisation, mais aussi la limite d’un regard sur une époque vue volontairement au prisme d’une trajectoire originale, qui cultive sa singularité et laisse beaucoup de questions à distance. En cela, Pierre Loti anticipe, à sa façon, la figure de l’individu d’aujourd’hui, tout en le critiquant par son méticuleux travail de mémoire qu’expriment tant son journal, par l’écrit, que son petit musée, à travers des objets. Pierre Loti note et annote, puis organise cette archivistique de l’intime dans ses livres et dans son architecture intérieure.
Le chantier de restauration
Durant le temps de la fermeture de la maison, cette grande vacance dont le sens mériterait toute une réflexion à distance, a été effectué un patient travail de patrimonialisation en deux volets. D’un côté, la maison a été littéralement reconstruite depuis ses fondations inexistantes, propres à l’urbanisme des marais de Rochefort. Après un siècle dans la continuité de la mort de l’auteur, pas loin d’un autre supplémentaire pour les murs, un temps de projection beaucoup plus long s’installe avec les renforts en béton. Le visiteur attentif le sentira en entrant dans la première pièce, le fameux salon des aïeuls, puisque sous ses pas le parquet ne craque plus, n’oscille pas, le bois demeure impassible, d’un claquement plus froid. Si la maison demeure, son ossature est bien devenue celle d’un musée pour durer, en l’honneur de l’œuvre de décor de Pierre Loti, reflet de toute une vie voyageuse.
Parallèlement à ces travaux sur le bâtiment, celui, un peu plus loin ou éparpillé, des collections. La restitution des objets aura invité à des prouesses les nombreux artisans de tous les matériaux, des tentures aux animaux empaillés, des papiers peints aux reliefs moulés, du plafond oriental à l’armure de samouraï. Le chantier, dans sa totalité, aura réuni une quarantaine de corps de métiers, pour schématiquement le coût de la moitié de l’Hermione, sur la moitié du temps de la reconstitution du navire. Soit une forme de continuité dans l’investissement patrimonial, d’intérêt culturel et touristique, qui offre des emblèmes consolidés à la ville nouvelle du XVIIe siècle, issue de l’arbitraire de l’État. Cette transformation doit être vue comme une des étapes majeures de la réhabilitation de Rochefort sur le demi-siècle passé, inversant sa réalité de port militaire malfamé aux murs noirs.
L’affirmation d’une culture commune
Surtout durant ce temps de vacance, la connaissance de Pierre Loti s’est approfondie, enrichissant l’identité locale des habitants et donnant l’occasion de rappeler aussi sa place discrète dans la mémoire nationale. Des opéras et des spectacles ont été créés, par exemple autour d’Olivier Dhénin Hữu, des publications importantes sont parues, soit pour apporter en un volume une vision d’ensemble de référence, avec Alain Quella-Villéger dans Une vie de roman, soit pour s’ouvrir à l’imaginaire de la bande dessinée et du roman graphique. Le souvenir direct de l’œuvre continue d’inspirer, sans toutefois marquer suffisamment le monde de la culture pour atteindre le cinéma grand public, le film d’époque. Peut-être le festival des Sœurs Jumelles porté notamment par Julie Gayet contribuera-t-il à passer cette étape.
Parallèlement, la publication posthume du journal de Pierre Loti en cinq volumes a reçu les honneurs de l’Académie française. Au Musée Hèbre, des événements plus ponctuels ont permis régulièrement d’évoquer des sujets plus délimités, apportant un regard sur des extraits de l’œuvre, éventuellement en lien avec la musique, ou sur des aspects biographiques, comme son passage dans le collège de centre-ville qui porte aujourd’hui son nom. La conséquence de ce travail discret de long terme est de forger à Rochefort une culture commune qui fédère le monde associatif dans ses différents aspects. En témoigne la déambulation en hommage à la femme basque de Loti et surtout le festival d’anniversaire, dont la deuxième édition s’est tenue concomitamment à l’ouverture de la maison.
Et pour la suite
La médiation sur le patrimoine s’est considérablement renouvelée. Des conférences informées, en costume et théâtralisées, proposent des problématiques originales attirant le public, comme le pratique Stéphanie Roumégous. Des lieux du territoire en lien avec Pierre Loti permettent de déployer l’histoire, d’introduire des ouvertures, comme la maison de sa sœur chérie à Saint-Porchaire, mais aussi dans l’île d’Oléron, mise en lumière au printemps avec le festival musical créé par Julien Masmondet. Toutes ces initiatives peuvent être vues comme un milieu d’incubation, affinant la connaissance et préparant à un autre degré d’interprétation et de mémoire de Pierre Loti, vers une création plus libre. Finalement, durant un siècle durant, une mémoire commune s’est sédimentée dans la redécouverte progressive de l’œuvre, opérant un tri aussi, pour laisser de côté les aspects moins porteurs et circonscrire les polémiques ou les critiques, finalement mineures. Un temps aussi pour passer de la révérence à la référence.
Ce déploiement du récit sur Pierre Loti se traduit dans la maison par un cheminement inversé, qui ne se place plus du point de vue du visiteur comme l’étaient ceux qu’accueillait le maitre des lieux. Le point de vue proprement intérieur est adopté, suivant l’évolution de la maison, sa transformation, et se plaçant, plus chronologiquement, dans la trajectoire du personnage qui, au final seulement, accueille ses invités. Ce retournement scénographique doit s’entendre fondamentalement comme la construction d’une nouvelle approche, le produit d’une longue recherche coordonnée par les équipes du musée et son conservateur, Claude Stefani. Il ne s’agit plus d’oser une incursion d’une heure dans un univers spectaculaire et fantasque, mais au contraire d’entrer dans l’interprétation, pendant une heure trente, d’une œuvre complexe, toutefois accessible et sensible.
Centre d’interprétation
Les aléas du chantier ont, sans surprise, alourdi le coût de la restauration, dont l’exemple le plus frappant est la redécouverte fortuite des traces de la salle chinoise, offrant la possibilité de sa reconstitution flamboyante. Mais ce point budgétaire doit s’entendre comme la confirmation de la pertinence du projet d’ensemble. La maison affirme ainsi sa connexion à une plus grande diversité de culture et conforte l’intérêt d’avancer désormais progressivement vers un centre d’interprétation, dont la préfiguration se voit en conséquence différée dans le temps. À côté des deux maisons collées de Pierre Loti, la ville a en effet racheté la troisième maison contiguë, dont la façade richement sculptée, ornée de statues, par provocation des voisins à l’époque, pourrait devenir à terme centre d’interprétation attenant.
En définitive, la réouverture tant attendue de la maison de Pierre Loti, en la restituant comme l’auteur l’a laissée, la transforme totalement, opère un renversement saisissant dans sa perception. L’héritage poussiéreux et baroque de l’écrivain officier, à côté de ses livres pour certains vieillis, et de l’œuvre posthume de son journal, de tous ses objets accumulés, prend la forme d’une matière patrimoniale à explorer sous un nouveau jour. Celle d’une œuvre claire et organisée, présentée à la postérité, à partir de laquelle interroger notre monde. Retourner à la maison de Pierre Loti, pour tous ceux qui la connaissent et en conservent un souvenir net, invite à rechercher un degré supplémentaire de méditation, qui nous renvoie cette fois à nous-mêmes. Cette troisième maison vacante en représente le symbole.