Atenco

Abonné·e de Mediapart

Billet publié dans

Édition

Les Autres Amériques

Suivi par 33 abonnés

Billet de blog 6 novembre 2009

Atenco

Abonné·e de Mediapart

La Guelaguetza de Oaxaca - par Alessi Dell' Umbria (3ème et dernière partie)

Atenco

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

La Guelaguetza de Oaxaca (Troisième partie) La Guelaguetza populaire est aussi une occasion pour l'APPO de s'emparer d'un certain nombre de lieux, en particulier du Zócalo, sans demander la moindre autorisation. Ulises Ruiz avait commencé son mandat, en 2004, par une tentative de défigurer le Zócalo : plusieurs des arbres centenaires de la place furent arrachés, et les bancs de pierre enlevés. Les bars bordant la place eurent le droit d'étaler leurs terrasses au-delà des arcades, et les vendeurs ambulants se virent chassés par la police. Tout cet ensemble de dispositions visait à encourager la présence touristique sur place. Les ambulants ont d'ailleurs été nombreux à participer à l'insurrection de 2006, ils ont au moins regagné le droit de cité sur le Zócalo. À la fin des années 1990, c'étaient les femmes des prisonniers de Loxicha, protestant contre la répression dans cette partie de l'Oaxaca, qui campaient sous les arcades du palais gouvernemental, dormant et cuisinant sur place, et vendant des produits de leur fabrication aux passants. Et c'est la brutale répression du "traditionnel" plantón des maîtres d'écoles sur le Zócalo qui a été à l'origine de la formidable insurrection de 2006. Le siège du gouvernement a été déplacé, loin du Zócalo : Ruiz a fait construire un nouveau palais aux façades verre-acier en lointaine périphérie, difficilement accessible aux mouvements de la plèbe. À présent, l'ancien palais gouvernemental accueille des expositions et fonctionne plus ou moins comme un musée… Quand le convite de la Guelaguetza officielle se déroule sur le Zócalo, le samedi 18 juillet 2009, c'est dans une atmosphère extrêmement tendue. L'avant-veille, VOCAL (Voix oaxaqueñas pour la construction de l'autonomie et de la liberté) a organisé un défilé en hommage aux victimes de la répression policière, notamment celles de juillet 2007, qui s'est achevé sur le Zócalo… Le convite officiel arrive dans l'après-midi sur la place sous haute surveillance : les flics sont là, casqués, avec gilets pare-balles, certains cagoulés, fusils-mitrailleurs en bandoulière, grenades offensives à la ceinture, gazeuses "familiales" au poing, extrêmement nerveux. Et pendant deux heures s'active une mécanique bien huilée : au milieu avancent des gens déguisés exécutant des danses qui ont perdu toute signification, entourés de spectateurs immobiles dont la moitié voit la représentation à travers un appareil photo ou un caméscope, et, derrière cette touristaille euphorique, des groupes de robocops pour protéger cette anti-situation d'une éventuelle irruption des trouble-fête. Une présence simultanée et solidaire des acteurs, des spectateurs et des flics qui résume de façon saisissante l'essence de l'aliénation spectaculaire. Deux heures après, alors que les flics sont partis, c'est le cortège du convite populaire de l'APPO qui débouche sur le Zócalo : un vent de liberté se met à souffler sur la place. Pas un seul uniforme en vue, et presque plus de caméscopes. Les gens s'emparent de la scène abandonnée, prennent le micro, rappellent les faits de 2006, dénoncent la répression et la récupération gouvernementale des cultures indigènes. Des groupes indigènes (non professionnels) exécutent des danses, les musiciens les accompagnent, la foule reprend régulièrement en chœur le slogan "La APPO vive, la lucha sigue". La plèbe a repris possession du lieu. Le lendemain, c'est la calenda popular, peu après celle du gouvernement qui a été littéralement expédiée ; là aussi l'APPO et la Section 22 investissent tranquillement le Zócalo et montent patiemment l'échafaudage du feu d'artifice, sur l'esplanade qui longe la cathédrale, à la jonction du Zócalo et de l'Alameda (les deux places constituent un ensemble extraordinaire, qui sera occupé en soirée par la foule des membres et sympathisants de l'APPO). À la nuit tombée, le torito entame sa course, puis les feux crépitent pendant près d'une heure – le clou du spectacle sera un hélicoptère, activé par un jeu de ressorts, qui prend son envol, les pales de l'engin chargées de pétards tournant à toute vitesse, allusion aux hélicoptères utilisés par la PFP en 2006, qui ont laissé une forte impression sur la foule. * La Culture commence là où s'arrêtent les cultures. La Guelaguetza officielle est clairement du côté de la Culture ; la Guelaguetza populaire veut être du côté des cultures. Ce n'était toutefois pas si évident, et ce ne l'est toujours pas. Rappelons que l'APPO n'était au départ que l'Assemblée populaire du peuple d'Oaxaca, elle est devenue ensuite l'Assemblée populaire des peuples d'Oaxaca sous la pression indigène. Alors que les militants de gauche et d'extrême gauche nous parlent du Peuple, les indigènes nous parlent des peuples. Deux visions opposées se succèdent à travers ce changement de sigle de l'APPO. Celle de la gauche, qui est monolithique et projette sur l'espace social la vision unificatrice et réductrice du Parti qui n'a jamais cessé de hanter les militants ; ensuite celle des communautés indigènes qui revendique la multiplicité et où l'activité politique n'est pas une instance séparée de la vie commune. Malgré ce changement de sigle, nombre de militants parlent de la "Guelaguetza del pueblo" alors qu'il s'agit bien des peuples, et que cela fait une énorme différence... Les indigènes qui viennent à la Guelaguetza populaire y viennent comme simples membres d'un peuple, à égalité avec d'autres peuples. La notion de peuple mexicain n'a pas à leurs yeux la transcendance qu'elle assume chez les militants. Avant d'être mexicains, ils sont mixtèques, chontales ou zapotèques… On n'aura aucun mal à objecter que la signification de ces musiques, danses et costumes qui est liée au cycle rituel de l'année paysanne se perd fatalement dans une représentation unique exécutée en ville, et que la gratuité ne change fondamentalement pas les données du problème. Mais il s'agit d'autre chose. Le sens de la guelaguetza s'est déplacé à partir du moment où elle est arrivée en ville. Le pouvoir avait attiré les traditions indigènes dans la capitale, et voilà que cette capitale échappe à son contrôle. C'est donc une dimension politique que viennent à assumer les cultures indigènes quand elles viennent se montrer à Oaxaca, que ce soit à l'Auditorio ou à l'Instituto Tecnológico. La prétendue neutralité de l'objet culturel se révèle alors comme mensonge. C'est la force de la Guelaguetza populaire de rompre avec cette neutralité. La réalité, c'est que transformer des pratiques en produits, comme le fait la Guelaguetza officielle, est déjà en soi une opération stratégique dans une guerre globale contre l'humanité. Ensuite, que des pratiques comme la guelaguetza, qui préexistaient à la représentation culturelle, apparaissent inversement comme des actes de guerre défensive face à l'envahissement de la logique étatique et marchande, et que la Guelaguetza populaire peut être le lieu de le revendiquer, comme une réponse des peuples qui reprennent possession de leurs cultures. La pratique de la guelaguetza est toujours vivante dans nombre de communautés de l'Oaxaca. De même les costumes qu'endossent les indigènes à la Guelaguetza populaire sont ceux qu'ils portent dans leurs pueblos les jours de fête, avec ces musiques et ces danses qui sont celles de la montagne, des vallées, de la côte et de l'Isthme. Que la culture soit une construction du pouvoir, en témoigne le rôle joué par les anthropologues dans cette affaire. Dans les années 1980, le gouvernement de l'État d'Oaxaca instaura une commission, composée d'historiens et d'anthropologues, dans le but affirmé de préserver la pureté de la fête, de fixer la tradition alors que la tendance s'affirmait à en surajouter de la part des groupes folkloriques. Les troupes invitées à la Guelaguetza officielle, évidemment payées, travaillent durant l'année le show, qui gagne sans cesse en grandiloquence et s'éloigne de la simplicité initiale de la fête dans les pueblos indigènes. Quand on danse non pour les siens mais pour un public anonyme, on est amené à produire un objet culturel là où n'existait auparavant qu'une relation directe entre des gens égaux (par ex., dans la fête du pueblo, chaque couple de danseurs va à son tour se montrer dans une sorte d'émulation agonistique, alors que dans la Guelaguetza, qu'elle soit officielle ou populaire, seuls dansent les meilleurs ou ceux et celles réputés comme tels, délégués en quelque sorte par la communauté qu'ils vont représenter). Et on est tenté de raffiner sans cesse la production de l'objet. Les anthropologues, avertis de ce risque, ont donc méthodiquement passé en revue les rituels dans chacun de ces pueblos et décidé quelle était la véritable tradition – à l'encontre du rapport qu'ont les indigènes à la tradition, dont ils font sans cesse évoluer les éléments, ajoutant, éliminant, modifiant. Là nous voyons bien que l'anthropologue ne se contente plus d'observer, mais qu'il intervient en codifiant : en vertu de sa compétence universitaire reconnue et garantie par les autorités, il peut décider de ce qu'est la tradition (alors que celle-ci, par définition, appartient à toute une communauté et évolue de façon le plus souvent implicite). On a là un exemple flagrant de cette dictature des experts qui caractérise les formes de domination et de manipulation de notre époque. On voit surtout comment le dispositif culturel remodèle ce qu'il aspire. De ce point de vue l'intervention des anthropologues parachève l'opération entamée par Chico López et poursuivie par ses successeurs. On fige la tradition, pour lui couper tout devenir. En la désarticulant du présent, on l'isole comme exotisme. On célèbre les mondes indigènes, comme en dehors du temps historique réel où seul le monde de l'argent occupe l'espace. Dans cette perspective, la Guelaguetza officielle se présente comme une féerie sans lendemain. L'essentiel, c'est que rien ne puisse ébranler la certitude qu'un seul monde réel nous contienne. On sait que des anthropologues fraîchement diplômés accompagnent depuis 2007 plusieurs unités de l'armée américaine opérant en Irak et Afghanistan – expérience qui devait être étendue aux 26 unités US basées dans ces deux pays. On sait que par le passé, des anthropologues ont déjà travaillé pour différents États voire pour la CIA, notamment dans les années 1960 dans certains pays "à risques" d'Amérique latine. Quelques anthropologues comme Marshall Sahlins ont cependant eu le bon goût de dénoncer le projet Human Terrain System, dirigé par le Pentagone et doté d'un budget de 40 millions de dollars, qui recrute actuellement dans les universités américaines*. Actuellement, l'un des plus proches conseillers de l'infâme Ulises Ruiz est lui-même anthropologue… Quand un gouvernement, local ou national, invite – on a plutôt envie de dire "convoque" – les communautés indigènes, c'est-à-dire la part la plus méprisée de ses administrés, à mettre en scène ses propres jours de fêtes, il affirme de la façon la plus solennelle sa transcendance. Les cultures vont alors se perdre dans le grand trou noir de la culture. La rationalité sociale de tous ces rituels s'efface devant la rationalité politique d'un dispositif : car la Guelaguetza gouvernementale fonctionne bel et bien comme un dispositif, puissant et efficace, muni de gros moyens financiers. La Guelaguetza populaire fonctionne certes aussi comme un dispositif, mais de moindre envergure – avec des moyens financiers bien plus faibles, issus du syndicat ou assurés par des dons, et recourant au bénévolat, ce qui est tout de même autre chose**. Les gens qui se rendent au parc de l'Institut technologique sont aussi spectateurs même s'ils entrent sans payer, s'installent où ils veulent et comme ils veulent et dans une ambiance autrement moins guindée que celle de la Guelaguetza gouvernementale. Les danses sont présentées au public, mais l'esprit qui anime les danseurs ne va pas jusqu'à contaminer le public. Or ce que peuvent nous enseigner les cultures indigènes, c'est bien que la division du travail, dans la fête, appartient à la communauté tout entière. Certes il y a un majordome, mais outre le caractère rotatif de la charge, celle-ci implique personnellement celui qui l'occupe dans la mesure où il y engage ses ressources. Alors que l'organisateur d'un événement comme la Guelaguetza officielle est payé pour cela. Dans la fête indigène tout le monde agit – il n'y a d'ailleurs pas vraiment de distinction entre ceux qui travaillent et ceux qui s'expriment, entre le manœuvre et l'artiste. La disposition commune l'emporte sur le dispositif. Face au fonctionnement d'un dispositif, chacun se sent impuissant, mais le plus souvent reconnaissant – remerciant ceux qui ont été les ingénieurs de cet événement. Précisément parce que ça fonctionne. Le dispositif supprime les aléas. Et nous dispense d'agir. C'est cette reconnaissance que veut le gouvernement, et il sait qu'on ne l'obtient pas à coups de trique. Mais à Oaxaca, la réalité s'est frayé un chemin à l'intérieur même du dispositif spectaculaire et celui-ci doit finalement se défendre à coups de trique. Ce que nous révèle à son insu la Guelaguetza, c'est que la représentation ne clôture jamais totalement le champ des possibles : ou du moins elle ne réussit à le clôturer qu'avec la protection de la police. Le destin de la Guelaguetza populaire est étroitement lié au devenir du conflit entre l'APPO et le gouvernement PRI. Il est possible que ce dernier tente d'éliminer cette manifestation par la force. Il est possible aussi que celle-ci finisse par s'institutionnaliser, simple festival bis des cultures indigènes où la charge subversive qu'elles portent irait se désamorcer. Mais elle pourrait aussi devenir ce lieu d'où l'on met en perspective les cultures indigènes. Avec pour point de fuite la guelaguetza comme élément de reconstruction après l'ouragan dévastateur de la mondialisation capitaliste… A. Dell'Umbria, Marseille, septembre/octobre 2009. -- Notes * Observer est un acte de guerre. Tout dépend du point de vue. Observer d'en haut, avec une vision aérienne, peut très bien servir des objectifs contre-insurrectionnels. Ainsi le projet México Indígena, initiative de l'American Geographical Society, qui a produit, de 2005 à 2008, toute une cartographie des peuplements indigènes du Mexique. Le projet est financé, entre autres, par le US Department of Defense et le Foreign Military Studies Office, service de l'US Army. Un organisme du nom de Radiance Technologies, spécialisé dans le développement des armes et de l'intelligence militaire, a également participé au financement. Les chercheurs de México Indígena ont été dénoncés par la Unión de Organizaciones de la Sierra Juarez (Oaxaca) pour leur avoir menti quand aux objectifs de leur étude. Il s'agissait soi-disant d'enquêter sur les conséquences que l'action de la PROCEDE, organisme en charge des ejidos, a pu avoir sur la vie des communautés indigènes… Les chercheurs ont en outre systématiquement omis de signaler la participation de Radiance Technologies et du FMSO au projet. L'UNOSJ(O) a déclaré que ce projet n'avait pour but effectif que le développement de tactiques militaires. Aldo González Rojas, coordinateur de cette Union a déclaré : "Le pillage des savoirs traditionnels des Zapotèques en matière de pays et de territorialité s'apparente à de la géopiraterie, laquelle a été menée à travers le travail de México Indígena dans les communautés indigènes de la Sierra." De son côté, le général américain David Howell Petraeus, commandant en chef de la Force Multi-Nationale en Irak, a déclaré, lors d'un entretien avec les personnes en charge du projet Méxica Indígena : « La connaissance des cultures est un multiplicateur des forces… La connaissance du “terrain” culturel peut être aussi importante que la connaissance du terrain géographique". ** Il existe une Guelaguetza à Los Angeles, organisée depuis 1988 par des Zapotèques immigrés. Son objectif : "Difundir nuestra cultura sin comercializarlo con intromisión del gobierno del estado d'Oaxaca o del federal de Mexico". Elle prenait le nom de Guelaguetza de los migrantes autonoma e independiente, jusqu'à 1994, date à laquelle l'événement se vit récupéré par le consulat du Mexique à LA. Mais depuis 1997, une Guelaguetza alternative se déroule parallèlement à celle du consulat, revenant aux principes de départ. 

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.