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Billet de blog 19 août 2010

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Mexique : un rêve p'urépecha

La maman de Don Juan a presque cent ans. De petits yeux malicieux sur un visage brun, tout ridé. Pendant que son fils nous raconte la guerre, limitée mais cruelle, qui a opposé pendant plusieurs décennies sa communauté à trois villages voisins -un conflit sciemment provoqué par les autorités régionales, qui avaient « attribué » plusieurs fois les mêmes terres, la maman s'impatiente. C'est qu'elle n'aime pas beaucoup rester inactive.

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La maman de Don Juan a presque cent ans. De petits yeux malicieux sur un visage brun, tout ridé. Pendant que son fils nous raconte la guerre, limitée mais cruelle, qui a opposé pendant plusieurs décennies sa communauté à trois villages voisins -un conflit sciemment provoqué par les autorités régionales, qui avaient « attribué » plusieurs fois les mêmes terres, la maman s'impatiente. C'est qu'elle n'aime pas beaucoup rester inactive. Alors, sans un mot, elle sort de la camionnette hors d'âge où une averse nous avait poussés, et empoigne une petite machette. Le dernier de ses arrières petits-fils, huit ans, soulève le barbelé pour qu'elle puisse entrer dans la milpa1. Et, pendant une heure, la vieille Indienne va désherber (chaponear), courbée entre les tiges déjà hautes du maïs, avec des gestes économes mais efficaces.

Nous avons rejoint Don Juan et sa famille sur leur parcelle à Nurio, dans les hautes terres p'urépecha du Michoacan.

A moins d'une heure de la chaude et luxuriante Uruapan, nous nous trouvons sur les plateaux froids, couverts de forêts de chênes verts et de pins, territoires des descendants du peuple tarasque, le même qui avait toujours maintenu à distance les troupes de l'empire aztèque.

La région se vide. Les cultures traditionnelles (maïs et haricots, principalement), si elles suffisent à nourrir tout le monde, ne permettent pas de payer les marchandises, toutes plus inutiles les unes que les autres, que le monde industriel a pourtant rendues pratiquement obligatoires. Le manque de bras pousse beaucoup de paysans, même indigènes, à rechercher les technologies qui donnent l'illusion de les remplacer : fertilisants chimiques, herbicides, pesticides, mécanisation. Et le cycle infernal démarre, pour ne plus s'arrêter. L'argent devient la denrée indispensable, finissant par supplanter les préoccupations vitales. L'automobile, dans une vaste région qui se désertifie, a remplacé chevaux, ânes et jambes des bipèdes. La langue p'urépecha, douce et harmonieuse, porteuse d'une culture riche et millénaire, est en recul, notamment chez les plus jeunes. La même histoire que chez nous, quelques décennies plus tard.

Nous laissons la milpa, et retournons au village. Don Juan tient à nous restaurer, avant de nous parler de son rêve.

Il pense beaucoup à l'ouverture d'une maison qui permettrait de relancer la transmission des connaissances et de la sagesse des peuples indiens. Un lieu d'accueil pour quelques dizaines d'adolescents et de jeunes gens, où l'on parlera p'urépecha, pour apprendre l'histoire, récente et plus ancienne. Pour partager l'expérience de la terre, renouer avec la coutume et l'auto-organisation des communautés, naguère encore vivace. Pour divulguer et développer dans des ateliers les techniques artisanales, les savoir indispensables à une vie autonome, qui ne dépendrait pas des entreprises multinationales, ni des institutions officielles. Cet idéal de vie maîtrisée et collective, sur un territoire commun, qui est pour les peuples indigènes bien plus que la simple garantie de l'autosuffisance alimentaire.

Les P'urépecha sont de très bons musiciens. Don Juan en est d'ailleurs un exemple vivant. Ils ont appris des Espagnols l'art de fabriquer les guitares (celles de Paracho, la ville voisine, sont fameuses), mais possèdent d'autres instruments, bien plus anciens. Ils excellent dans le travail du bois, la poterie, et, notamment, l'art du maque. Ce dernier n'a absolument rien à envier à celui de la laque chinoise. Le bois est gravé avec un stylet, enduit d'une huile de chia ou de lin. Ensuite, avec la paume de la main, l'artiste passe des peintures minérales sur les incrustations. 18 couches, pas moins, sont nécessaires pour chacune des couleurs. Les motifs, stylisés (feuilles, fleurs ou oiseaux) sont appris et transmis de génération en génération. Pas question de prétendre « innover » avant d'avoir assimilé totalement l'art des anciens. Antonio, qui à la suite de sa mère, une P'urépecha, s'adonne complètement au maque depuis 20 ans, nous dit qu'il est encore loin d'y parvenir. Il refuse d'abaisser cette tradition millénaire, de la livrer aux récupérations, certifications d'origine et autres manipulations effectuées par les circuits commerciaux et les institutions officielles. Antonio est un pur. Comme le sont les membres de cette petite équipe, qui ramassent des iris aquatiques dans le lac de Pátzcuaro, pour en faire du papier. Les iris sont en train d'envahir et de tuer les berges du lac. Demain, si des mesures drastiques et massives ne sont pas prises, c'est tout le lac, un des plus beaux du Mexique, qui deviendra un vaste désert vert. En attendant, le groupe organise des ateliers, où les enfants viennent redécouvrir qu'ils peuvent fabriquer un beau papier, puis écrire dessus, peindre, imprimer...

Nous visitons ensuite l'endroit où pourrait se réaliser le rêve de Don Juan : l'école secondaire de la communauté, construite par les habitants dans le cadre traditionnel du travail collectif. Celle-ci n'est pas utilisée toute l'année par l'enseignement officiel, et pourrait parfaitement accueillir les participants à cette école autonome. Il faudrait simplement trouver un modus vivendi avec les enseignants et l'administration officielle. Mais ce n'est pas chose facile.

Alors, Don Juan évoque une autre solution, plus ambitieuse et plus coûteuse, et qui en même temps contraindrait à voir moins grand : construire de nouveaux locaux sur un terrain qu'il est disposé à céder. Une collaboration, des rencontres avec l'Université de la Terre de San Cristóbal, au Chiapas, sont déjà envisagés. Il souhaiterait également que des échanges puissent avoir lieu avec des initiatives qui se mènent en France, en Belgique ou en Suisse. Car il y a deux ans Don Juan a voyagé dans ces pays, et pu y découvrir un certain nombre de ces expériences. Nous ne nous quittons pas sans un ferme engagement à nous tenir mutuellement au courant.

Plus bas dans le Michoacan, une déforestation intensive a permis la culture industrielle de l'avocat. Une impressionnante noria de camions sort des pépinières, vers les nouvelles plantations. Car cette activité, souvent citée dans les écoles d'agronomie comme un modèle de réussite, génère d'immenses profits. En même temps, parce que la monoculture impose des traitements chimiques sans cesse plus intensifs, le taux des cancers dans ces campagnes est aujourd'hui supérieur à celui des zones industrielles.

Par ailleurs, tout le monde sait ici que les promoteurs de cette monoculture, en grande partie destinée à l'exportation, sont aussi les maîtres de la culture du pavot. Leurs immenses propriétés, les quelques postes de travail (y compris ceux de pistoleros) qu'ils offrent aux villageois privés des autres ressources, leurs liens étroits avec la classe politique locale et régionale, les rendent intouchables. Les quelques journalistes, par exemple, qui s'avisent de faire allusion à cette complicité entre les dirigeants politiques et la mafia du narco le paient souvent de leur vie. Récemment, Ramón Angeles Zalpa, correspondant du Cambio de Michoacan, qui avait osé mettre en cause le presidente municipal (maire) de Paracho après l'attaque de narcos contre une famille indigène, a disparu. Il ne signait pourtant plus ses articles. On est depuis sans nouvelles de lui.

Nous descendons vers le village de Zirahuen, au bord du lac du même nom. Encore un pueblo mágico. Don Marcos nous reçoit sur le pas de sa porte. Depuis des mois, il se bat à la tête de sa communauté contre la construction d'une route autour du lac. Celle-ci menacerait l'équilibre écologique des rives. Les P'urhépecha de Zirahuen ont su préserver le milieu naturel, entretenir les forêts et les sources, et jouissent aujourd'hui encore d'un environnement exceptionnel. La pêche leur apporte un intéressant complément alimentaire, et les petites gargotes de bois, perchées sur pilotis, permettent au visiteur de déguster une friture ou un filet de poisson blanc, pour pas cher et dans un espace dont les habitants ont gardé la maîtrise.

Mais cette économie de subsistance n'a plus sa place, face aux projets voraces des gros entrepreneurs du tourisme. Ceux-ci sont souvent trafiquants, ou complices. Les infrastructures touristiques offrent un moyen pratique de blanchir l'argent de la drogue. Mais elles entraînent aussi l'expulsion, parfois extrêmement violente, des communautés installées depuis des temps immémoriaux sur les sites convoités.

C'est bien ce qui menace les habitants de Zirahuen. Et, si les gros bras du narco font bien leur travail, on trouvera bientôt sur les dépliants de papier glacé cette destination « magique », qui fera rêver les candidats à l'évasion. On a les rêves que l'on peut. Don Marcos nous montre son champ de maïs, semé conjointement par ses 16 petits-enfants, « chacun sur un rang», nous dit-il fièrement. Il tient à ce qu'ils apprennent tous à cultiver pour se nourrir. Son autre passion, après les enfants, ce sont les chevaux. De superbes animaux, fiers et racés. Les hommes de main des entrepreneurs qui convoitent la région lui en ont tué plusieurs, mais Don Marcos reste ferme : la route ne se fera pas, les terres de Zirahuen resteront aux P'urépecha. S'il lui arrive quelque chose, c'est du côté de la capitale de l'Etat, Morelia, qu'il faudra tourner les regards.

La brume, qui recouvre déjà la montagne, à l'ouest, étend maintenant une écharpe laiteuse sur les rives, enveloppant un long canoë sur lequel deux pêcheurs rament doucement, comme au ralenti. Le soir va venir, il est temps de prendre congé de Don Marcos.

Sur la côte nahua du Michoacan, que nous n'aurons pas l'occasion de voir cette année, les comuneros d'Ostula font le compte : les terres récupérées en juin 2009 leur ont coûté 11 morts (huit assassinés, et trois « disparus ») en moins d'un an. Mais eux non plus ne cèderont pas. Vivre au rabais ne les intéresse pas.

Août 2010 – Jean-Pierre Petit-Gras

1La milpa est le champ de maïs, cultivé en association avec plusieurs autres plantes utiles : haricots (frijol), qui rechargent le sol en azote, courges, dont les larges feuilles retardent la croissances des herbes parasites et conservent l'humidité du sol, physalis, tomates, et une foule d'herbes aromatiques. Les volailles viennent également y chercher leur nourriture. Milpa et herbicides sont totalement antagoniques.

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