Il y a quelques 29 ans, je mettais au monde un enfant. Je dis un enfant car nous n'avions pas voulu, son père et moi, en connaître le sexe. C'était notre premier enfant, et seul comptait le fait que nous voulions élargir notre couple par cet engagement d'amour. Ouvrir notre duo en faisant advenir un être au monde.
Quand j'ai commencé à reprendre mes esprits après le bloc opératoire où je venais de subir une césarienne, j'ai distingué le pull de mon mari parmi les gens qui m'entouraient. Il a dit doucement, ému "C'est une fille". L'infirmière a surenchéri, "Oui, la cinquième pisseuse de cette nuit" !
On m'a placé mon enfant dans les bras et je me suis entendu conseiller, parce que les effets de l'anesthésie n'étaient pas totalement dissipés, "Ne la lâche pas !"
Il n'y avait pas de crainte à avoir. Je ne la lâcherais jamais !
Il était convenu entre mon mari et moi que si c'était un garçon, c'était mon choix de prénom qui prévaudrait, si c'était une fille, c'était le sien.
Notre enfant s'est donc appelé Emmanuelle.
Emmanuelle s'est vite avérée être une enfant pleine d'énergie, de curiosité, de combativité.
Dans ses jeux, elle préférait le mouvement, la confrontation avec les autres dans des sports collectifs.
Dans nos discussions, elle interrogeait, cherchait à comprendre, argumentait.
Je me suis souvent senti touchée par ses prises de position qui révélaient, il me semble, un souci de l'Autre, des autres, sans distinction de race, d'origine sociale, de capacité intellectuelle.
Le refus en primaire de monter sur un banc pour écrire au tableau le nom des camarades de la classe qui se seraient mal tenus pendant l'absence de l'institutrice.
Ou lorsque le car scolaire est venu chercher les collégiens devant son établissement pour un voyage et qu'il s'est garé perpendiculairement à la grille de l'établissement, reproduisant dans l'espace la ligne de démarcation qu'il y avait entre les quartiers populaires et les quartiers bourgeois de notre commune.
Emmanuelle venait de ces derniers. Mais c'était la seule qui faisait la navette entre les deux côtés, établissant un lien entre deux mondes qui ne se côtoyaient guère.
Ou lors d'un séjour dans un village de vacances qui avait réservé quelques chambres à des handicapés psychomoteurs.
A une soirée dansante, Emmanuelle est allée prendre par la main les gens en chaise roulante, faisant tourner leur fauteuil pour qu'eux aussi participent à la fête.
Mais il y a eu aussi des questionnements.
Très tôt, Emmanuelle a marqué de l'intérêt pour les jeunes du même sexe qu'elle.
Ça a d'abord été une "flamme" pour une animatrice dans un centre de vacances. Elle avait alors cinq ans. Elle est restée longtemps inconsolable lorsque nous avons quitté le village.
Ces flammes se sont par la suite multipliées et son père et moi en avions conscience mais mettions cela sur le compte de l'adolescence.
Et puis, lors d'un séjour que je faisais avec elle au Portugal, Emmanuelle a fait son "coming out". Maman j'aime les filles et L. est mon amie.
Dont acte. Je pensais que la vie sexuelle de mon enfant ne me regardait pas et ne devait pas susciter de réactions "moralisantes". Cela ne venait pas non plus en totale surprise car tous les souvenirs de ses "flammes" depuis la petite enfance me revenaient en mémoire et prenaient sens.
Emmanuelle avait dix-sept ans.
Les années qui ont suivi ont été difficiles. Je venais de me séparer de son père et Emmanuelle avait quitté le domicile familial pour s'installer avec une amie.
Progressivement, son physique s'est modifié. La démarche, les choix vestimentaires révélaient de plus en plus une personne androgyne.
Son implication dans des groupes de paroles et des associations féministes ne m'était pas inconnue. Nous en parlions ensemble. Je lui donnais mes points de vue.
Puis un jour j'ai rencontré un de ses amis : Frédéric. Un temps j'ai cru parler avec un jeune homme un peu efféminé avant de m'entendre dire que Frédéric avait été Frédérique. Il venait de subir une mammectomie et prenait des hormones mâles qui modifiaient le timbre de sa voix. J'étais en face de mon premier "trans".
A ce moment là, mes clignotants se sont mis au rouge.
Il ne s'agissait plus d'un simple choix de partenaire sexuel, mais bien d'une intervention sur le corps avec prise de médicaments et intervention chirurgicale.
Mon enfant n'était-il pas en danger ?
Car effectivement Emmanuelle m'a fait connaître peu de temps après son intention, en un premier temps, de masculiniser son corps au niveau des caractères sexuels secondaires, en prenant des hormones mâles puis en procédant à une mammectomie.
Il a commencé à parler de lui au masculin. Bien sûr, son prénom lui permettait cette modification mais les adjectifs qui l'accompagnaient soulignaient ce choix. Et c'était à chaque fois pour moi un choc.
Il disait qu'il ne s'était jamais senti une fille.
Mais comment être sûre qu'il ne se trompait pas ?
Pour obtenir l'autorisation d'une intervention chirurgicale, il fallait l'aval d'un psychiatre. Emmanuelle en voyait un.
Un jour, il m'a fait savoir que son psy acceptait de me rencontrer.
Ce dernier m'a affirmé que la démarche d'Emmanuelle était fondée et qu'il donnerait un avis favorable si Emmanuelle persistait à vouloir cette intervention.
J'étais à la fois rassurée qu'il ne s'agisse pas d'une simple lubie, mais aussi profondément bouleversée à l'idée de devoir m'habituer à avoir un fils à la place d'une fille.
Le père et le frère cadet d'Emmanuelle ont réagi violemment. Il subissait la mauvaise influence de son entourage. Mais subit-on son entourage, ou le choisit-on ? Là était la question fondamentale.
Son père, que je n'avais pas vu depuis cinq, ans a demandé à me rencontrer pour parler d' "Emmanuelle".
Je me sentais alors suffisamment prête pour l'affronter et argumenter. Mais je me suis pris toute la souffrance d'un papa qui n'accepte pas que son enfant fille devienne un enfant garçon. Il me restait l'argument qui nous avait liés dans notre choix d'enfant : un enfant avant tout. Emmanuel/Emmanuelle restait notre enfant et nous devions accueillir sa métamorphose, l'accompagner.
Sans doute cette rencontre a-t-elle fait avancer les choses puisque petit à petit son père a décidé de bouger sur ses représentations, et son frère s'est senti plus à l'aise sur l'identité "de sa grande sœur". Emmanuel a alors pu retourner vers eux sans appréhension. Puis le cercle s'est ouvert : les oncles, tantes, cousins ont aussi fait cette démarche d'acceptation.
Mais aujourd'hui Emmanuel rencontre d'autres difficultés.
Il est éducateur spécialisé et a travaillé déjà à plusieurs reprises auprès d'enfants handicapés ou de jeunes en difficultés ou en rupture scolaire, de personnes âgées déficientes, d'enfants autistes, de jeunes aveugles. Ses employeurs sont élogieux dans leurs lettres de référence. Ils soulignent l'implication, l'engagement, l'adaptation, l'initiative dans la prise en charge de ces gens "différents".
Emmanuel a toujours été accueilli et plébiscité par eux sans que la question de son "genre" ne soit posée.
Mais aujourd'hui, ce n'est plus le cas.
A la recherche d'un emploi au sein d'institutions, il passe les entretiens avec succès et les postes lui sont proposés... jusqu'au moment où il révèle que sa carte d'identité ne reflète pas son identité. Là, l'Institution se fige.
Tant que son identité n'est pas connue, il est la bonne personne au bon moment, avec les qualités et l'expérience requise. La minute d'après, il ne l'est plus.
On ne peut même pas parler de délit de facies. De délit de carte d'identité, oui.
Mais est-ce que notre être se résume à un "1" ou un "2" ?
N'est-il pas temps que l'administration devienne moins frileuse à l'égard des autres dans leur différence? N'est-il pas temps que les trans ne soient plus considérés comme des malades mentaux dangereux pour leur entourage ?
A l'heure où l'on parle de mariage homosexuel, d'adoption d'enfant par des couples de même sexe, ne doit-on pas se poser la question du choix par chacun d'entre nous de son identité ressentie au delà de la génétique ?
C'est une question de fond qu'une mère adresse aux pouvoirs publics, à l'Institution.