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Billet de blog 1 juin 2022

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Le Grand Tour. Un autoportrait de l'Europe par ses écrivains

L’essayiste Olivier Guez a demandé à 27 auteurs, un par État membre et autant de femmes que d’hommes, « de relater un lieu qui évoquerait un lien de leur pays avec la culture et l’histoire européennes ». Le livre qui en est issu est publié aux Editions Grasset. Une recension de Philippe Brenot, journaliste.

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Le Grand Tour, ouvrage collectif sous la direction d’Olivier Guez, Grasset, 2022, 456 pages, 24 €.

On est en droit de se méfier des ouvrages destinés à accompagner les commémorations, comme ce Grand Tour qui prend prétexte de la présidence française de l’Union européenne pour offrir « un autoportrait de l’Europe par ses écrivains ». L’essayiste Olivier Guez a demandé à 27 auteurs, un par État membre et autant de femmes que d’hommes, « de relater un lieu qui évoquerait un lien de leur pays avec la culture et l’histoire européennes ».

Le titre du recueil fait référence au « Grand Tour » qui, au 18e siècle « menait les jeunes aristocrates du nord de l’Europe vers les rivages méditerranéens ». Si sa tonalité plutôt sombre a finalement peu à voir avec un voyage vers la lumière et les origines de la civilisation européenne, il n’a toutefois rien d’empesé ni de convenu. À quelques exceptions près – de rares chapitres aux pages vite tournées –, ce Grand Tour mérite qu’on prenne le temps de s’arrêter à chacune des étapes proposées.

Illustration 2
Le cinéma ′′ Spoutnik ′′ construit en 1963 à Dnepropetrovsk, aujourd'hui Dnipro, Ukraine

« Ce livre se veut une petite pierre apportée à l’édifice européen pour le consolider et éviter qu’il ne s’écroule », faute d’avoir accordé à la culture autant d’importance qu’à l’intégration politique et économique, explique Olivier Guez. Celui-ci concède néanmoins que les « fantômes » de l’histoire « rôdent toujours dans les lieux choisis par plusieurs des auteurs du recueil. Les mémoires, parfois conflictuelles, des totalitarismes nazi et communiste hantent l’Europe contemporaine. L’extermination des Juifs a laissé un vide immense en Europe centrale et orientale, dont témoignent les contributions polonaise, slovaque, roumaine et autrichienne. Les ravages du communisme et l’absurde érigé en système par Moscou pendant quatre décennies habitent les chapitres finlandais, allemand et estonien. En Europe de l’Ouest, et en France particulièrement, on a mal mesuré l’ampleur du génocide culturel opéré dans la région, cet "Occident kidnappé" par les Soviétiques et leurs marionnettes locales. » À cet égard, ce recueil vient rappeler que, ces dernières décennies, le centre de gravité de l’Union européenne s’est déplacé vers l’Est, tandis que la guerre d’invasion déclenchée par la Russie pour punir l’Ukraine de vouloir la rejoindre lui confère une singulière actualité.

L’Allemand Daniel Kehlmann relate ainsi la visite d’Hohenschönhausen, « la prison qui n’existait pas » car ne figurant sur aucune carte de Berlin-Est. « La RDA, dit notre guide, c’était avant tout un puissant système de surveillance, un labyrinthe d’observation réciproque, dans lequel la moitié de la population rédigeait sans arrêt des rapports sur l’autre moitié. » L’ex-détenue faisant office de guide raconte aussi sa rencontre fortuite au supermarché, des années après, avec le fonctionnaire de la Stasi chargé de l’interroger. Ce qui fait dire à l’auteur que « le rayonnement radioactif qui émane de cet endroit souffle jusque dans la ville alentour, parce que les bourreaux comme les victimes sont encore dans les environs ».

Illustration 3
Le port de Tallin

De son côté, la Finlandaise Sofi Oksanen conte l’histoire du M/S Georg Ots, qui effectuait une liaison maritime entre Helsinki et Tallin, Estonie, alors englobée dans l’URSS. Outre les « jeans, café, collants, baskets, déodorant, sweat-shirts et coupe-vent [qui] partaient en pots-de-vin et au marché noir », elle se souvient que chaque retour en Finlande était un « choc émotionnel » : « Lorsque le navire quittait le port de Tallin, je n’étais jamais sûre de revoir mes grands-parents. À tout moment, le rideau de fer pouvait se refermer derrière nous. Ainsi les traversées étaient-elles toujours un parcours du combattant, très anxiogène, jusqu’à la restauration de l’indépendance de l’Estonie en 1991. »

« Pour symbole des ruptures et des blessures de l’Europe, on peut raconter l’histoire de la Bucovine à travers la vie et l’œuvre du poète Paul Celan », propose pour sa part le Roumain Norman Manea. De langue allemande et hanté par la Shoah, Celan se suicida en 1970 à Paris. De façon prémonitoire, Norman Manea fait référence à « un article récent du président de la Fédération russe, Vladimir Poutine, intitulé "De l’unité des Russes et des Ukrainiens" ». Un article qui, dans sa réécriture de l’histoire, fait peser une lourde menace sur la Bucovine du nord et la Bessarabie.

Illustration 4

Chez ces auteurs de l’Est, et tout particulièrement chez les Baltes, ces récits sont une façon d’affirmer l’identité européenne de leur pays. L’Estonien Tiit Alexsejev s’appuie pour cela sur les murailles de la citadelle de Tallin et cite Czeslaw Milosz, prix Nobel de littérature, qui dans Une autre Europe (1964) témoignait déjà auprès des lecteurs de l’Ouest d’un sentiment d’appartenance européenne que l’impérialisme soviétique n’avait pu étouffer. Faire connaître cette identité, c’est aussi ce à quoi s’emploie le Lituanien Tomas Venclova dans Un conte de trois villes : « Quand on parcourt le pays d’un bout à l’autre, depuis Vilnius à l’est jusqu’à Klaipéda à l’ouest en passant par Kaunas au centre, on travers trois zones culturelles distinctes. Les deux extrémités de la Lituanie ne présentent pas moins de différence que, disons, la Bretagne et la Provence, bien que la distance entre les collines de Vilnius et les dunes de Klaipéda ne soit que d’environ trois cents kilomètres. »

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Boulangerie, Panadería, à Séville

Certains auteurs s’efforcent d’apporter un peu de légèreté. Dans Le Pain de l’Europe, l’héroïne de l’espagnol Fernando Aramburu court les boulangeries en quête de saveurs variées, tandis le Suédois Björn Larsson déroule son « CV d’Européen d’origine contrôlée » : « Suède, vint ans, Danemark, vingt, France, cinq, Italie, trois, Irlande, une année, Écosse et Espagne six mois chacun. Pour les langues, quatre couramment, dont trois à l’écrit, et je me débrouille dans deux autres. » L’irlandais Colm Tóibín, lui, met ses pas dans ceux de James Joyce à Dublin, de façon très personnelle et sans cliché.

Illustration 6
Nova Gorica et Gorizia, capitales européennes de la culture 2025

Mais terminons le voyage avec la slovène Brina Svit, qui raconte son « histoire » avec Nova Gorica, ville construite après la Seconde Guerre mondiale « à une centaine de mètres de la Gorizia italienne » après le redécoupage des frontières. Sur la place où les deux villes se touchent fut symboliquement organisée une grande fête pour l’entrée de la Slovénie dans l’Union européenne. « Et c’est sur cette même place qu’en 2025, aux premiers jours de janvier, il y aura une autre grande fête pour lancer le programme de Capitale européenne de la culture. » Ce sera, précise-t-elle, la première fois dans l’histoire de l’Europe que deux villes appartenant à deux pays différents le seront conjointement. » Et Kiev, et l’Ukraine, auront-elles un jour le droit d’être de la fête ?

Philippe Brenot

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