La vision de la Résistance n’a pas échappé aux fluctuations de la mémoire et aux idées reçues. Pierre Laborie y a consacré un ouvrage « Le chagrin et le venin » en 2011, revu et augmenté trois ans plus tard. C’est cette version aboutie que Folio publie aujourd’hui. Toute l’œuvre d’historien de Pierre Laborie est dédiée à cette période. Directeur d’études à l’EHESS, il est l’auteur d’ouvrages de référence « L’opinion française sous Vichy », « Français des années troubles » (au Seuil) et a publié les textes de « Guerre mondiale, guerre totale » édités par le Mémorial de Caen et Gallimard.
Dans « Une rage de lire », Thierry Maricourt a évoqué la grand-mère de Michel Ragon, Léonie. A Fontenay-le-Comte, où ils demeuraient, un cafetier franc-maçon pavoisait son troquet de drapeaux rouges les jours de succès électoraux. L’Occupation advenue, Léonie prenait le risque de le ravitailler. C’est ce type d’actes courageux que Pierre Laborie a pris en compte pour son ouvrage historique. Il remet ainsi en question les estimations les plus courantes opposant 80 % d’une population apathique aux 20 % des deux minorités (collaborationniste et résistante) plongées dans l’action avec des effectifs comparables.
Il pointe la tentation de schématiser un rapport au passé en réalité autrement plus compliqué : « La tentation d’utiliser la culpabilité diffuse associée au chagrin pour masquer les intentions, jusqu’à endormir et immobiliser, comme le ferait un venin lentement instillé… Le chagrin peut être détourné et servir de prétexte pour discréditer le doute méthodique quand il s’exerce à propos d’une vérité posée comme définitive ou d’un témoignage jugé insoupçonnable ». Le titre de son livre renvoie bien sûr au titre du film réalisé en 1969 par Marcel Ophüls « Le chagrin et la pitié » avec l’objectif de démystifier les versions patriotiques gaullistes et communistes.
Marcel Ophüls se démarquera de cette interprétation dans son autobiographie filmée « Un voyageur » présentée à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes en 2013. Pierre Laborie a analysé la production mémorielle et historique consacrée à la Résistance. Il rappelle le caractère subjectif de la mémoire et il montre que l’histoire se limite souvent aux effectifs engagés dans les réseaux clandestins. Il souligne : « Le débat rituel autour du nombre de résistants élude la question centrale… Le processus social impulsé par la Résistance et impliqué dans son extension est d’une ampleur sans le moindre rapport avec la somme des seuls acteurs… La Résistance organisée ne peut tenir et échapper un tant soi peu à la répression sans le soutien d’un ensemble diffus, d’aides matérielles et de gestes complices, aussi divers que multiples ».
Pierre Laborie nous propose une généalogie détaillée des idées, de la dénonciation du « résistantialisme » par l’extrême-droite à la vulgate actuelle. Il montre comment un nouveau mythe a pris son essor : celui de la passivité totale de la population. Il renvoie à l’étude parallèle de François Azouvi sur la conscience collective du génocide des juifs, plus précoce que l’on croit : « Le mythe du grand silence. Auschwitz, les Français, la mémoire » (Fayard). Si l’histoire est bien une passion française, comme le souligne Philippe Joutard dans « Histoire de France. Les formes de la culture » (Seuil), il rappelle que celle-ci ne peut se confondre avec les mémoires, diverses et subjectives, dans « Histoire et mémoires » (La Découverte ).