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Madame la Ministre
Mesdames, messieurs
Cher.e.s ami.e.s
Vous l’aurez compris, ce n’est pas un nouveau théâtre que nous inaugurons aujourd’hui. C’est une scène qui renait et une salle qui s’ouvre à nouveau au public. Tout d’abord par le nom que nous lui donnons : Théâtre Juliette Récamier. A l’heure ou certains pays amputent le langage, le lexique et le vocabulaire, rétablir la plénitude de l’identité de madame Récamier, c’est une manière d’affirmer l’égalité et la liberté comme deux des principes qui devront imprégner ce lieu.
Cette salle a 116 ans et fut inaugurée le 30 octobre 1909 par Armand Fallières, président de la République, intégrée au siège du Cercle parisien de la Ligue de l’Enseignement dont la première pierre avait été posée un an plus tôt par Gaston Doumergue, ministre de l’instruction publique et des beaux arts. Elle était dédiée à l’accueil des activités éducatives, civiques et culturelles de la Ligue. Elle pouvait accueillir 800 personnes...275 aujourd’hui pour votre confort et des considérations de sécurité bien différentes.
Je ne vais pas vous raconter dans le détail toutes les activités de cette « salle Récamier », qui fut sa dénomination jusqu’en 1958, mais puisque « l’histoire est bien la dimension du sens que nous sommes » comme le revendiquait Marc Bloch, alors elle indique la voie que nous entendons reprendre et développer. On dit souvent que les murs ont des oreilles, mais assurément, ces murs-là dans lesquels nous sommes ce soir, résonnent des voix qui nous parlent encore. Et qu’il nous faut entendre.
Dès son ouverture la salle accueille des après-midi récréatifs avec chorales, théâtre et danses, des conférences populaires sur des sujets scientifiques, artistiques, littéraires, civiques avec parfois des grands personnalités de la science rassemblés par l’astronome Camille Flammarion, membre de la Ligue . La salle devient aussi en soirée un cinéma qui sera intégré au premier réseau « Pathé » après la première guerre mondiale et demeurera en activités jusqu’en 1953. La première guerre mondiale suscitât dans le contexte de « l’union sacrée » des après-midi patriotiques pour soutenir les soldats au front et leurs familles.

La salle Récamier poursuivra ses activités après la guerre de 1914-1918, dans les conditions difficiles d’un pays et d’une Ligue affaiblis par la saignée terrible qui affecte aussi ses militantes et militants, notamment les instituteurs et institutrices. Il faudra attendre le début des années trente et surtout l’embellie du Front Populaire pour que la salle Récamier retrouve l’intensité et la diversité de ses activités :
- cycle de cinéma éducateur et début des ciné-clubs avec Jean Zay ,membre du bureau de la Ligue chargé de la jeunesse avant d’être ministre de l’éducation nationale et des beaux arts, et inspirateur du projet du festival de Cannes pour contrecarrer ceux de Berlin et Venise initiés par les régimes nazis et fascistes,
- regroupements nationaux d’activités artistiques, théâtre, chorale, danse, musique,
- grandes conférences populaires
A cela s’ajoutent l’accueil d’évènements comme la venue du groupe Octobre qui s’y produira plusieurs fois autour de Jacques Prévert, Mouloudji, Marcel Carné, Jean-Louis Barrault...et des réunions du comité de vigilance des intellectuels antifascistes fondé en 1934 en réponse aux tentatives de ligues anti-républicaines et à la montée du fascisme en France et en Europe . Ici sans doute s’élevèrent les voix de Victor Basch, André Breton, Paul Nizan, Robert Desnos, André Malraux, Frédéric et Irène Joliot-Curie, Jean Cassou, Colette Audry, Jean-Louis Crémieux...ou encore Albert Bayet, sociologue et journaliste qui devint président de la Ligue en 1949 après s’être engagé dans la résistance et siégé à l’assemblée constituante en 1944 et 1945.
Les activités de la Ligue et de la salle Récamier, déjà fort réduites et surveillées depuis l’arrivée de Pétain au pouvoir et l’occupation nazie, cessent lorsque la Ligue est dissoute en 1942 par le régime de Vichy. Le siège de la Ligue et cette salle deviennent des locaux pour la Gestapo et le commissariat aux affaires juives. Le général de Gaulle, chef du gouvernement provisoire de la République participe au congrès de renaissance de la Ligue en juillet 1945 et il prononce dans cette salle un célèbre discours pour rendre hommage et « honneur à la Ligue de l’enseignement pour services rendus à la patrie et au règne de la liberté et la justice ».
Mais la salle Récamier est en mauvais état , la Ligue n’a pas les moyens d’y entreprendre les travaux nécessaires, consacre les lieux à ses activités internes et statutaires et la prête pour des réunions publiques et des conférences. En 1956 la Ligue décide, pour une grande part sur ses fonds propres, d’engager d’importants travaux d’aménagement pour transformer cette salle « polyvalente » en théâtre. Ainsi va ouvrir en 1958 le Théâtre Récamier.

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Débute alors et pour près de vingt années une véritable épopée théâtrale qui fera du Théâtre Récamier un lieu unique de la jeune création de l’époque, metteur.e en scène, auteur.e et comédiennes et comédiens . La Ligue en assurera à plusieurs reprises la direction avec son responsable culturel Elie Ferrier mais la concédera surtout à de grandes figures du théâtre, et notamment à Jean Vilar qui installe la petite salle du TNP de 1959 à 1961 et à la compagnie Jean-Louis Barrault Madeleine Renaud qui y travaille de 1970 à 1972 avant de rejoindre la gare d’Orsay. Mais cette épopée ce sont aussi André Charpak, Armand Gatti, Roger Blin, André Steiger, Charlotte Delbo, Peter Brook, Catherine Dasté, Roland Dubillard, Bob Wilson, Jorge Lavelli, Laurent Terzieff, Pierre Debauche, Hubert Gignoux, Jean Jourd’heuil, Ariane Mouchkine... et Antoine Bourseiller qui sera le dernier avant la fermeture de la salle au public fin 1977 pour des raisons de non-conformité. La critique évoque très souvent les créations du Théâtre Récamier , avec la dent dure parfois, tant les formes sont nouvelles, les textes également. Mais c’est incontestablement le lieu d’une épopée qui fait référence encore en 2025.

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Durant cette intense période, d’autres activités et évènement se glissent dans les interstices des répétitions et représentations . Je n’en évoquerai que quelques uns parce qu’ils font écho encore aujourd’hui :
- les regroupements nationaux d’animateurs de stages de réalisations théâtrales en région, véritables pépinières de la pratique théâtrale en amateurs encadrées par des professionnels,
- l’élaboration en mai 1968, dans l’irruption du printemps d’un manifeste du théâtre jeune public, à l’initiative de Michel Demuyuk avec de nombreuses compagnies rassemblées et des mouvements d’éducation populaires,
- la programmation durant deux années en matinées, d’un « théâtre pour l’enfance et la jeunesse de Paris » en collaboration avec la fédération de Paris et son responsable culturel de l’époque, Michel Bourguigon,
- les avant-premières du magazine d’information citoyenne « Certifié Exact » crée par le journaliste Roger Louis victime de la purge de l’ORTF après mai 68, en partenariat avec la Ligue . Déjà à l’époque le souci d’une information juste, fondée sure des faits et une travail journalistique de grande qualité sur une quarantaine de sujets de sociétés. Ces magazines de 52 minutes sillonneront la France pour des milliers de soirées débats durant plusieurs années.
La dernière ouverture au public le 21 juillet 1977 fût un moment historique et politique exceptionnel. Après des années de mobilisation pour obtenir leur libération, ici au Théâtre Récamier, Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, André Glucsmann, Simone Signoret et Laurent Schwartz accueillirent les dissidents Léonid Plioutch, Vladimir Boukovsky, Andréi Amalric, Vladimir Maximov et leurs compagnons libérés des goulags et prisons.
Après sept années sans aucune activités, la Ligue n’ayant pas les moyens ni les concours pour entreprendre les travaux demandés, le Théâtre reprit vie : la Comédie française dont nous saluons parmi nous ce soir le futur administrateur, va y répéter de 1984 à 2008. Toutes ces voix présentes durant plus d’un siècle dans ce Théâtre nous parlent encore en 2025 et donnent la mesure de ce que nous entreprenons. Pour ce que dit des voix Paul Eluard « si l’écho de leur voix faiblit, nous périrons » et parce que des voix nouvelles vont s’élever formant une sorte de polyphonie vivante afin de comprendre le monde pour ne pas s’y laisser prendre.

Le Théâtre Juliette Récamier est une scène et une salle de l’éducation populaire fondées sur trois dimensions entremêlées :
- une dimension artistique, celle du spectacle de tous les arts - théâtre, danse , musique, littérature, cinéma, arts visuels- la poésie quoi ! Celle du « luxe de l’inaccoutumance » dont parlait Jules Supervielle et dont nous avons si essentiellement besoin !
Art Spiegelman, dont plusieurs états américains viennent d’interdire « Maus » dans les écoles et bibliothèques, dit de « l’artiste qu’il donne une forme à ce qu’il pense, ce qu’il voit, ce qu’il sent, ce qu’il imagine ». C’est la représentation et la fréquentation de ces formes dont nous avons besoin dans le chaos du monde pour construire un rapport d’humanité à nous-même , aux autres et au monde . Pour nous situer.
- une dimension émancipatrice pour sortir du stationnement dans le présent , des assignations à résidence , des identités closes, pour mordre sur le réel, faire mentir la fatalité sociale. Bertold Brecht disait déjà en 1957 « le monde d’aujourd’hui n’est compréhensible par les femmes et les hommes d’aujourd’hui qu’à la condition de leur être présenté comme transformable ». Gare aux nouvelles ignorances nées de l’incompréhension et que dans cette salle nous sachions mobiliser et faire travailler savoirs, sciences, arts, connaissances et cultures pour déjouer et repousser les faussaires, les falsificateurs, les industriels du mensonges, les démagogues et finalement les totalitarismes.
- la dimension d’un lieu en réseau en prise sur d’autres territoires que Paris . Un réseau national celui des 102 fédérations départementales de la Ligue et de ses 25000 associations locales et celui de ses nombreux partenaires culturels et associatifs. Un lieu en Europe avec la cinquantaine de mouvements citoyens, éducatifs et culturels avec lesquels la Ligue œuvre pour une Europe démocratique et sociale et avec les institutions de l’union et du conseil.

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En 1966, dans cette salle, pour son centenaire, la Ligue dévoilait une grande collection encyclopédique dont elle avait pris l’initiative, « Les portes de la vie , qui proposait un tour du monde de l’éducation, des savoirs et de la culture. Un peu comme Jules Verne, militant de la Ligue en son temps, un siècle avant … Et bien que le Théâtre Juliette Récamier permette en 2025 par les voix qu’il accueillera d’ouvrir en grand les portes de la vie !
Eric Favey, président de la Société d’Exploitation du Théâtre Juliette Récamier (SETR)
Pour aller plus loin: PERRIGNON Pauline, L’aventure du théâtre Récamier, 1958-1978, Maîtrise [Pascale Goetschel], Univ. Paris 1 CHS, 2001