
« Enfant de Bohême », dont le titre est bien sûr inspiré de Carmen, l’opéra de Bizet ( L’amour est enfant de Bohème), est un ouvrage singulier. D’abord par la personnalité de son auteur, Gilles Kepel. Politologue, spécialiste de renommée internationale de l’islamisme, il sort de sa réserve habituelle pour se confier au travers de l’histoire de sa famille. Son livre se distingue également car il est rédigé à la deuxième personne du singulier : Gilles s’adresse à son père Milan Kepel. Ce qui est un exercice rare dans la littérature. « Enfant de Bohême » nous offre un voyage sur un siècle entre la France de Montparnasse et de la Sologne et la Tchéquie, pays à l’histoire tourmentée dont Prague a pu être décrite comme « la capitale magique de l’Europe » par l’écrivain italien Angelo Maria Ripellino. Cette histoire familiale européenne est ainsi notre histoire.
Ce récit a fait l’objet de recensions de qualité dont la plus détaillée et la plus fine est celle proposée par la revue en ligne Le Grand Continent. Elle mets à juste titre en relief le soin apporté au style par l'auteur. Le récit se présente comme un dévoilement progressif. On ne saisit qu’au bout de quelques pages que l’auteur s’adresse à son père. C’est ensuite toute la lignée masculine tchèque qui est décrite par le menu. Gilles Kepel a consacré une dizaine d’années à inventorier et faire traduire les sources disponibles, des archives aux nombreuses lettres privées.

L’arrière-grand-père, Joseph, est capitaine de chasse dans un domaine comtal. Un tableau du peintre tchèque Julius Marak peut nous mettre dans l'atmosphère de l'époque et du lieu. Rodolphe, le grand-père, est celui qui viendra s’installer en France en 1908. C’est ensuite le tour de Milan, le père. Au moins autant que les personnages, c’est la Bohême qui est à la fois le lieu, le paysage, la légende, l’inspiration profonde… Ses forêts, ses étangs… Le sanglier devient même, sous la plume de Gilles, une sorte de figure tutélaire de la lignée des Kepl (selon l’orthographe originelle). La vision inopinée d’un accouplement de cet animal avec une laie marquera le jeune Rodolphe.

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Rodolphe fait l’objet du portrait le plus approfondi. Le livre s’ouvre d’ailleurs avec sa rencontre avec Milada qu’il épousera ensuite. Cette rencontre est reconstituée par l’auteur comme quelques autres passages du livre, mais l’essentiel de l’ouvrage est fondé sur le décorticage des sources. On apprend ainsi beaucoup sur Rodolphe, personnage haut en couleur, un homme de lettres à la fois profondément tchèque et passionnément installé au cœur de la culture française de l’époque.

De la Bohême à la bohème... On croise dans le livre moult grands artistes dont Mucha (auquel le Grand Palais consacre une exposition) et Kupka. A Montparnasse, premier traducteur de Guillaume Apollinaire, il fut l’élève de Tomáš (avec l'accent hirondelle originel) Masaryk, pédagogue et sociologue que deviendra le premier président de la Tchécoslovaquie indépendante en 1918. Et il fut le professeur d’Edvard Beneš qui succédera à Tomáš Masaryk en 1935. Leur patriotisme n’empêche pas les polémiques internes. Rodolphe, fondateur de la revue « La Nation tchèque », sera exclu par Beneš de cette même revue. Le temps effacera l’outrage…

C’est à son père, Milan, décédé de la maladie d’Alzheimer, que Gilles s’adresse donc dans le livre. C’est, lui aussi, un personnage d’envergure. Il prend la nationalité française en 1954, et francise le nom de Kepl en Kepel. Il est communiste, secrétaire de la cellule de Montparnasse, avant de changer d’opinion lors du printemps de Prague. Il est comédien, avec comme beaucoup une carrière difficile. Il est aussi traducteur. Celui de Vaclav Havel, qui mettra du temps à lui accorder sa reconnaissance. Et celui du fameux livre satirique de Jaroslav Hašek « Les Aventures du brave soldat Švejk » pendant la Grande Guerre » qu’il adapte pour le théâtre. Un succès qui lui permet de s’installer à Châteauneuf-sur-Loire dans le Loiret. Ce qui nous vaut une des mises en perspective historico-littéraire dont est coutumier Gilles Kepel pour notre plus grand bonheur, ici avec la Sologne et l’œuvre de Maurice Genevoix. C’est pourtant de ce petit pays, proche par son paysage du village originel tchèque que Gilles s’enfuit pour se lancer dans sa vaste exploration du monde arabo-musulman. On reste rêveur à l’idée de l’œuvre qu’il aurait écrite s’il l’avait consacrée au monde européen…
Gilles Kepel est installé à Menton, ville d'origine de sa mère à la lignée de laquelle il envisage de consacrer un ouvrage très attendu.
La chaîne de Menton propose un entretien en ligne