Philippe Brenot, rédacteur en chef de « En jeu, une autre idée du sport », revue de l'Ufolep et de l'Usep, fédérations sportives de la Ligue de l'enseignement.

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Giono égale Provence, une Provence de carte postale, langue chantante, villages pittoresques, soleil généreux et chant des cigales. Le malentendu est tenace, auprès de ceux qui ne l’ont jamais lu. Peut-être l’identifient-ils vaguement aux adaptations à l’écran de quelques romans emblématiques : celle du Hussard sur le toit, épopée romantique qui tranche avec le reste de sa production, ou celles d’Angèle, Regain ou La Femme du boulanger, signées dans les années 1930 par Marcel Pagnol, ce double inversé dont Giono se situe aux antipodes mais auquel la mémoire populaire continue, pour son malheur, à le confondre. Certains citeront aussi la nouvelle L’Homme qui plantait des arbres, manifeste écologiste avant l’heure, régulièrement réédité dans les collections de poche jeunesse, mais guère représentatif de la violence de ses romans.
Cinquante ans après la mort de Jean Giono (1895-1970), il est temps d’en finir avec les clichés et les fausses représentations. La rétrospective accueillie en bord de Méditerranée par le Mucem de Marseille y parviendra-t-elle ? Elle se propose de restituer son œuvre – littéraire et cinématographique – dans « toute sa noirceur, son nerf et son universalité », loin de « l’image simplifiée de l’écrivain provençal ». Il faudra juger sur pièces comment elle se montre à la hauteur de cette ambition en réunissant des objets ayant appartenu au grand homme, des manuscrits sous vitrine, des panneaux explicatifs, des créations d’art contemporain et des extraits de films, pas toujours très réussis.
De sa plongée dans une œuvre foisonnante – cinq volumes dans la Pléiade – inaugurée en 1929 avec le premier chef-d’œuvre qu’est Colline, la commissaire de l’exposition, l’écrivaine et biographe de Jean Genêt Emmanuelle Lambert, a également tiré un essai pénétrant : Giono, furioso. Furieux, oui, car Giono est un écrivain sauvage, et ses romans des torrents impétueux dont les remous limoneux contrastent avec la forme blanche et dépouillée qu’emprunte souvent la littérature contemporaine.
« Il écrit des livres pleins, observe Emmanuelle Lambert ; ils débordent, ils explosent de gros temps qui approche, d’épidémies menaçantes, des maux qui accablent les hommes (inondation, éboulement, incendies), d’arbres qui ploient et de fleuves à franchir, de périples dans la neige, d’échappées sur des toits. (…) Chacun est une odyssée, une aventure, une cavalcade. Ces livres agités ne finiront pas sages, endormis sur une étagère. Littéralement, ils déboulent. »
Emmanuelle Lambert ne met pas le graphomane de Manosque sur un piédestal, mais s’efforce de restituer l’homme et l’auteur tel qu’en lui-même, dans son génie et ses faiblesses. Elle rappelle le traumatisme de la Grande Guerre, la perte de son ami le plus cher, qui expliquent sa ferveur pacifiste et les ressorts d’une œuvre où le Mal est souvent à l’œuvre. Et si elle évoque l’aventure bucolique du Contadour, elle évite de dérouler la légende de ces équipées idéalistes, sac au dos, avec pour horizon l’illusoire paradis de la montagne de Lure. En revanche, elle raconte son travail de commissaire d’exposition, accueillie dans la demeure de l’écrivain par l’association des Amis de Giono et sa fille Sylvie. En cela, son livre est davantage un journal de bord qu’une biographie : d’ailleurs il en est déjà une, pointilleuse, écrasante, signée par un éminent spécialiste. Ce n’est pas non plus un essai littéraire, lequel reste à écrire pour tout saisir de cette faculté à accrocher le lecteur dès les premières lignes pour l’abandonner, soûlé, troublé, changé, encore incrédule de l’intensité de son voyage immobile, sur les rivages de la dernière page.
Dans ce « Giono et moi », Emmanuelle Lambert mentionne sa première rencontre – avortée – avec l’auteur, dans son collège de banlieue parisienne : son professeur de français avait beau parler avec flamme de ce Chant du monde qui le transportait, sans doute trop jeune, elle-même n’avait « rien compris » à ce roman ténébreux, imprégné de fantastique. Or, à l’occasion de ce cinquantième anniversaire de la mort de Giono, c’est justement ce roman singulier, à l’intrigue de western, que les éditions Gallimard et Jacques Fernandez ont choisi de vulgariser en bande dessinée.
Déjà auteur d’adaptations de romans d’Albert Camus, celui-ci réussit à conserver le souffle épique de cette histoire de vengeance. Et si le fleuve le long duquel se noue le récit s’inspire de la Durance, et si le dessinateur reproduit dans des tons pastels les falaises du Verdon et de l’Ubaye, on est ici très loin de la Provence de guide touristique à laquelle on cessera peut-être un jour d’associer celui qui n’est pas seulement l’un des plus grands écrivains français du siècle dernier, mais un auteur dont l’œuvre, parce qu’elle célèbre la nature, met à nu les passions des hommes et fait planer sur eux la menace de l’anéantissement, fait plus que jamais résonnance aujourd’hui.
Philippe Brenot
- Giono, exposition au Mucem, jusqu’au 17 février.
- Giono furioso, Emmanuelle Lambert, Stock, 222 pages, 18,50 €.
- Le Chant du monde, Jacques Fernandez, d’après l’œuvre de Jean Giono, Gallimard bande dessinée, 160 pages, 22 €.
En prime, voici deux vidéos.
La première est le très beau film d'animation du canadien Frédéric Back, à partir du récit de Jean Giono " L'homme qui plantait des arbres". Lu par Philippe Noiret:
La seconde vidéo est due à France Culture, avec la participation d'Emmanuelle Lambert:
https://youtu.be/W2hjG4SOJx
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