C'est d'abord le titre du livre qui m'a frappé : Le jour où mon père s'est tu ; je l'ai trouvé étonnamment tragique et mystérieux, puisqu'il ne pouvait signifier la mort naturelle d'un homme, mais une entrée dans le silence liée à un accident ou à un acte de volonté. Du titre je suis remonté à l'auteur : Virginie Linhart, et tout un pan de mon passé et de l'histoire politique de notre pays a refait surface. Linhart, bien sûr, Robert Linhart ; je l'avais croisé à Ulm où nous préparions l'agrégation de philo - il ne faisait pas partie de mes amis, trop distant, trop sérieux pour moi ; il avait la réputation d'être redoutable tant sur le plan philosophique que politique, je n'avais pas cette ambition ni d'ailleurs les capacités pour la réaliser, si jamais je l'avais eue ! Il me semble l'avoir croisé au cours de quelques réunions en juin 68, mais peut-être me trompè-je, l'Union de la Jeunesse Communiste Marxiste-Léniniste dont il était un des responsables n'avait pas vu d'un très bon oeil cette "révolution" non prévue par leurs analyses politiques, elle leur paraissait indépassablement petite-bourgeoise.
Aucune raison de le revoir. C'est par un livre que je l'ai retrouvé, L'Etabli, paru aux éditions de Minuit, dans lequel il racontait, sans effets de manche, son expérience de travailleur chez Citroën, où il s'était "établi" au lieu de suivre le parcours tout tracé qui s'ouvrait devant lui où tant d'autres allaient oublier rapidement les engagements qui avaient été les leurs pour sacrifier à l'argent et au pouvoir. Livre admirable, sans condescendance ni moralisme, où se donnaient à voir les conditions de travail de la classe ouvrière, témoignage plus efficace que n'importe quel discours politique sur la souffrance des corps et la dignité maintenue devant les absurdités et les brimades des petits chefs.
En mars 1981, il était venu à Bordeaux présenter un autre livre sur la question du sucre au Brésil et je l'avais interwievé pour une revue qui avait eu son heure de gloire et qui s'appelait, en hommage à un texte de Louis Althusser, Positions. C'était un autre type, gentil et attentif, toujours la même rigueur mais qui avait laissé tomber la hauteur théoricienne pour une approche plus modeste et concrète des problèmes. Nous nous étions quittés amis alors que nous ne l'avions jamais été.
Quelques mois plus tard, j'apprenais qu'il était, à la suite d'un accident idiot, plongé dans le coma. Puis rien, plus rien, en dépit des questions que je posais régulièrement à ceux de mes amis qui l'avaient connu. Rien jusqu'à ce livre de sa fille, Virginie. Qui raconte comment, lorsque son père sort de ce coma provoqué par les drogues qu'il a volontairement absorbées, il est totalement mutique. Virginie a vécu avec ce père silencieux et on imagine le poids de ce silence et qu'on puisse finir par s'y habituer. Elle cherche, après des années difficiles, à comprendre qui a été cet homme, en qui tout le monde, ses amis comme ses ennemis, s'accordait à reconnaitre un des esprits les plus brillants de sa génération, séduisant et insupportable, dogmatique et rigoureux,entré en politique comme d'autres entrent en religion. Et elle a l'idée d'aller voir les enfants de ces "gauchistes", de ces "maoïstes", qui avaient fait trembler la France pour leur demander comment ils ont vécu leur enfance avec des parents tout entiers plongés dans les combats politiques du moment et qui expériementaient pour et par eux-mêmes cette libération des moeurs qu'ils réclamaient pour la société.
La surprise vient du sentiment d'abandon quasi général chez ces gamins dont les parents se souciaient assez peu, de la difficulté qu'ils avaient à trouver leur place dans ces appartements communautaires où l'on discutait politique jusqu'à pas d'heure, où l'on accueillait les copains de passage sur des matelas de fortune, où l'on se promenait volontiers nu et où le couple apparaissait comme une survivance ringarde de la morale bourgeoise. D'un autre côté, ces parents ultra-révolutionnaires tenaient à ce que leurs enfants soient les meilleurs dans les écoles du capitalisme - pas question de remettre en cause les itinéraires qui les avaient menés, en leur temps, à l'excellence.
Il y a des témoignages étonnants : c'est drôle, émouvant, pudique, tragique. La plupart de ces enfants de 68 ont eu quelque mal à se sortir de ce monde sans repère; ils sont maintenant des parents attentifs à leurs mômes, soucieux d'ordre et d'équilibre, peu portés à l'engagement politique (faut dire que leurs géniteurs, rangés des voitures, quand ils ne sont pas passés dans le camp adverse, ne les y ont pas encouragés : la Révolution n'est pas possible puisque nous avons échoué à la faire!) Mais qui regardent avec lucidité ces années où tant de choses ont basculé et, parfois avec une vraie admiration, l'engagement total de leurs parents qu'eux-mêmes ont payé au prix fort. Pas d'amertume, mais une fidélité, chez presque tous, aux valeurs défendues par 68. Une rage aussi devant l'image qu'on en donne aujourd'hui. "Personne, ou si peu, pour rappeler les acquis de Mai, la beauté des slogans, leur intelligence, leur esprit d'ouverture, leur universalité?"(p.156)
Le dernier chapitre, Hibernatus, éclaire de manière bouleversante, les vraies raisons du silence de Robert Linhart. Et qui n'étaient jamais apparues à sa fille, parce qu'on ne parle pas de ces choses-là, que la famille protège toujours les secrets qui la menacent. Il suffit d'un mot, apparu sous la plume d'un plumitif quelconque, "fou", Linhart était fou, comme son maitre Althusser, fou, comme si on pouvait encore utiliser ce mot après Freud, Foucault et quelques autres ; les crises maniaques pouvant toujours mener au pire, Linhart réussit à les tenir à distance en s'enfonçant dans un silence protecteur, il ne faut pas donner au discours la possibilité de s'emballer, de tourner à vide ou de déraper. Linhart qui rêvait d'autres combats se bat désormais contre lui-même. Mais il y faut aussi une sorte d'héroïsme.