Billet de blog 26 mai 2008

patrick rodel

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silence les pauvres !!!

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le livre qu'Emmanuel Renault vient de faire paraitre aux éditions La Découverte, Souffrances sociales, sous-titré "philosophie, psychologie et politique" pour désigner les angles d'attaque de ce thème, est bien un livre de philo : il en a l'austérité et la rigueur. Il se donne pour tâche de construire un concept, celui de "souffrance sociale", grâce auquel il pourra avoir prise, lui et ceux qui voudront donner une suite politique à ses réflexions, sur des expériences diverses, regroupées sous des termes jugés assez vagues - malaise, souffrance, maladie, angoisse, sentiment d'inutilité, désocialisation etc.- et liées aux conditions de travail et aux accidents (chômage, pauvreté, exclusion) dus à leur détériorisation. Ces expériences jusqu'à présent n'ont pas été prises en compte ou elles ne l'ont été que d'une manière insuffisante parce qu'elles apparaissaient dans l'entre-deux de disciplines qui auraient pu avoir vocation à s'y intéresser (sociologie, psychologie) mais ne l'ont fait que de façon partielle, voire partiale.

Une analyse concrète des conditions de vie réelles des ouvriers ne peut pas ne pas rencontrer les mille manifestations d'une souffrance sociale qui n'a pas forcément les mots pour s'exprimer mais qui devrait être le moteur même de la prise de conscience que les choses ne peuvent pas durer en l'état.

Le discours triomphaliste du capitalisme, qui a cru que la défaite du communisme soviétique était la preuve de sa propre supériorité, sur l'élévation du niveau de vie, sur le bonheur enfin accessible de consommer à tout va, se brise sur le constat que la misère n'est pas un résidu vite résorbé mais qu'elle est là, présente et croissante, dans les sociétés les plus développées. Ce n'est pas seulement une réalité exotique. Dans ce discours dominant, mâtiné de Guizot et de Sarko, qui exalte le bonheur des riches, la souffrance fait tache ; elle renvoie à la face obscure du libéralisme où le bonheur des uns se construit par et sur le malheur des autres, où la bonne conscience des nantis n'est possible que si les pauvres sont responsables de leur pauvreté.

La société capitaliste engendre du malheur ; son organisation, son fonctionnement n'en font pas le meilleur des mondes. Cette idée est aussi scandaleuse pour un théoricien du capitalisme que l'existence du mal dans un monde créé par Dieu pour un théologien. Il faut absolument la réduire et, souvent avec la complicité des sciences humaines, "le silence de l'espace public politique sur l'expérience des dominés et des démunis" aboutit à ce que Renault appelle l'"invisibilisation" des victimes du système. Nous ne voyons plus, au sens strict du terme, ce que, dans un vocabulaire chrétien, on appelait jadis les"misères cachées". Nous n'entendons pas leurs cris - eux-mêmes ont parfois cessé de crier, il arrive même qu'ils ont à ce point intériorisé les discours des dominants qu'ils se sentent coupables d'être devenus des charges pour la société - bel exemple d'aliénation, pour reprendre un terme de Marx -. Nous n'en parlons plus qu'au travers de la grille deshumanisée des statistiques - simple variable d'ajustement -. Qui rendra leur voix à ceux que nous avons réduits au silence ? à ceux pour qui le silence n'est pas un refuge, une respiration propice à la méditation ou à la poésie, mais l'anéantissement même de leur être, tant social que physique et psychique, la marque de leur désaffiliation, de leur inutilité absolue ?

Bien loin d'être résiduelles, ces misères se développent dans le temps où on assiste à un démantèlement de l'Etat social.

Il s'agit bien, pour Emmanuel Renault, après avoir analysé les approches traditionnelles du sujet, leurs limites, leur impensé, leur mauvaise foi ou leurs intuitions - c'est selon - de redonner force à "une critique sociale de la forme actuelle de la question sociale". Dans les sociétés post-fordiennes, avec la fragilisation des appuis sociaux, de nouvelles formes de domination ont été instaurées. Il y a certes toujours un danger de fatalisme, d'acceptation passive de la souffrance. Il est important de garder intacte notre capacité à ne pas supporter l'insupportable, à ne pas nous habituer au silence que l'on veut imposer à tous les exclus du système, à tous ceux qui, par lui ,sont, plus ou moins durablement meurtris. La souffrance sociale n'est pas une fatalité. Renault entend "désarmorcer les justifications sociales" de la souffrance des autres et dénoncer ce qui est le symptôme de la perversion du système dans lequel nous vivons. Son livre est utile pour tous ceux qui ne se satisfont pas de l'ordre/désordre actuel et qui continuent de se battre pour une société juste.

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