Billet de blog 2 mai 2023

Ana Ferrer (avatar)

Ana Ferrer

Equipe Communication

Journaliste à Mediapart

« Tribunal des bannis » : pourquoi « faire appel » des décisions de modération auprès d’un « tribunal » pose problème

La vidéo du « Tribunal des bannis » du youtubeur Squeezie a engrangé près de 8 millions de vues sur Internet. Un engouement qui questionne l’essence du travail de modérateur et minimise le principe même de cyberharcèlement. Mise en scène comique, valorisation d’internautes qui ne respectent pas les règles sur Twitch, violence discriminatoire tournée en dérision : derrière cette fausse impertinence se cache un mépris pour le travail de modération, que Mediapart prend au sérieux.

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Journaliste à Mediapart

Le contexte

La plupart des médias et réseaux sociaux externalisent leur modération, sous-traitée, confiée à des personnes aux contrat et salaire précaires, soumises à une politique du chiffre implacable. Leurs conditions de travail traumatisantes sont racontées dans le documentaire Les Nettoyeurs du Web et sur France TV

L’arrivée d’Elon Musk chez Twitter a marqué un tournant dans la gestion de la modération sur Internet. Le PDG de Tesla a licencié une partie des développeurs travaillant à la mise en place d’outils de modération et de signalement, et a mis fin aux contrats de milliers de prestataires chargé·es de la modération. 

Le « Tribunal des bannis »

Le moins que l’on puisse dire, c’est que la modération en ligne n’est pas à la fête. Et c’est dans ce contexte que plusieurs vidéastes Twitch ont eu l’idée de médiatiser un « Tribunal des bannis ». Une mise en scène, singeant parfois un tribunal avec robe et marteau, pour réexaminer des bannissements mis en place par leurs modérateurs et modératrices pendant des streams

Un rapide rappel du fonctionnement des streams : pendant ces diffusions vidéo en direct, les spectateurs et spectatrices peuvent participer en écrivant des messages dans un tchat. Des bénévoles modèrent cet espace pour que les échanges respectent les règles mises en place par le streamer. À la libre appréciation des modos, certain·es peuvent se faire suspendre, c’est-à-dire bannir. Cette sanction peut aller de quelques minutes à quelques heures, voire être définitive.  

« Arrêt sur images » a rappelé l’origine de ces pratiques d’appel sur des décisions de modération ici
Le titre d’une de ces vidéos-tribunaux : « Ils nous ont insultés en ligne, on les confronte IRL [« in real life », « dans la vraie vie »] ». Loin d’une démarche de pédagogie ou de repentir comme le titre pourrait le laisser penser, il s’agit surtout de tourner en ridicule des comportements problématiques sélectionnés à l’avance, à grand renfort de bruitages et de plans cocasses, et donc de faire des vues, 7,6 millions de vues en l’occurrence.
Son créateur, Squeezie, est depuis 2022 le streamer français ayant le plus de followers (4,2 millions de personnes). Ses acolytes, Gotaga et Kameto, cumulent à eux deux 5 millions d’abonné·es.  

Si les premiers streams de « tribunal » n’étaient que de simples vidéos d’un streamer lisant les motifs de sanction, ils sont devenus de véritables shows. Salle d’audience, marteau, robes de juge : la mise en scène a été poussée à l’extrême. Les « bannis » défilent devant la « cour », certains préparent un discours pour leur défense, d’autres viennent accompagnés d’un « avocat ». Si l’on en croit les crédits sous cet épisode, c’est une grosse production qui mobilise plus de 30 personnes, sans compter les participants et le public.

Les streamers statuent sur les cas présentés, commentant la trop grande sévérité de leurs modos, sans que ces derniers ne soient présents pour expliquer leur choix. 

Pourquoi cela pose problème

Comme vous le savez, à Mediapart, pour les commentaires postés sur le site, nous avons fait le choix d’une modération 100 % humaine, sans algorithme ou sous-traitant. Un choix unique en France que nous sommes fiers de porter, persuadés que c’est la meilleure façon de gérer les espaces participatifs au plus juste.

Et c’est en tant que modérateur et modératrice que nous souhaitons prendre la parole pour commenter ces vidéos et soutenir nos collègues.

Toute la démarche montre un manque de confiance envers les modérateurs et une remise en question de leur travail. Les modérateurs, qui sont les seules personnes à lire tous les commentaires, ont la connaissance la plus fine des commentateurs et des mécanismes de prise de parole à l’écrit. Un travail de l’ombre, parfois trop souvent sous-estimé et fait la plupart du temps bénévolement. 

Dans cette vidéo de tribunal de Domingo, le streamer avoue lui-même ne pas savoir comment marchent les fonctionnalités de modération sur Twitch, mais il se sent néanmoins assez légitime pour revenir sur le travail de ses modérateurs. On le voit ensuite dé-bannir un internaute qui a participé au harcèlement de la streameuse Ultia « parce qu’il croit en la seconde chance ». Pour rappel, la streameuse subi depuis plusieurs années des vagues de harcèlement, insultes, menaces de viol, montages pornographiques, qui l’ont poussée à porter plainte. Elle a témoigné dans nos colonnes en décembre 2022.

Il semble donc légitime de questionner l’intérêt pédagogique de ces streamers qui jugent le temps d’une journée un travail inconnu à leurs yeux. D’autant plus lorsqu’il s’agit d’un délit répréhensible par la loi.

Mettre en avant les « bannis » joue un jeu pervers. Ces internautes ont enfreint les règles, posté des insultes, des messages sexistes, participé à du harcèlement. Dans un même temps, ils sont applaudis et vus par des millions de personnes. Quel genre de message cela donne-t-il à la communauté ? 

C’était prévisible, mais ce quart d’heure de gloire numérique a donné l’idée à certains de se faire bannir uniquement pour pouvoir passer ensuite sur ce tribunal en ligne… Détricotant ainsi le travail minutieux des modérateurs pour assainir les débats.

Sans oublier que non content de mettre en scène les internautes bannis, il est de rigueur, dans ce type d’exercice, de dévoiler les commentaires problématiques. Un aspect contraire au principe même de modération, dont le but est d’effacer tout propos oppressif. 

En tant que modérateurs, nous trouvons plus violent d’exposer ces messages que la prétendue violence d’un ban

Cette démarche participe à décrédibiliser le travail des modérateurs Twitch. Elle édulcore la réalité des échanges en ligne, et incite certains à mal se comporter pour quelques minutes de « gloire ». Un stream invitant les modérateurs pour recueillir leurs témoignages sur la violence des échanges, partager leurs expertises sur la médiation, sensibiliser au harcèlement en ligne, voilà qui donnerait une tout autre dimension à ces vidéos.

Nos choix de modé sur Twitch

Depuis décembre 2022, Mediapart est présent sur Twitch. Tous les lundis, Tarik et moi, modérateur et modératrice de Mediapart, animons un stream de deux heures pour montrer les coulisses du journal, en plus de notre travail de modé du site. Au moment de la conception de l’émission, la question de la modération s’est posée : se fondre dans les usages de Twitch et faire appel à des membres impliqué·es de la communauté pour effectuer la modération bénévolement ? Ou trouver en interne des collègues intéressé·es par l’expérience ? Persuadé·es que c’est un travail qui mérite un salaire et de la reconnaissance, nous avons opté pour la deuxième option. 

Entre Elon Musk, qui défend un libéralisme sauvage où c’est le plus violent qui gagne, Macron et sa loi Avia qui défendent une automatisation de la répression et un contrôle artificiel, il y a une autre possibilité, plus démocratique : l’humain, la régulation et la gestion collectives et démocratiques des espaces participatifs.