Alors que les chiffres des résultats du premier tour des élections législatives sont questionnés — du moins la façon dont le ministère de l’Intérieur souhaite les présenter, en défaveur de la NUPES — l’ancien locataire de Beauvau Christophe Castaner a déclaré ce lundi matin sur France Info que ces interrogations relevait du “complotisme”.
En tant que modérateurs de contenu en ligne, ayant bataillé contre la désinformation scientifique depuis quelques années, contre la désinformation sur la guerre en Ukraine, et contre les réflexes conspirationnistes après chaque attentat ou événement marquant, il est insupportable d’entendre l’ancien ministre jongler avec ses termes, les marteler en dépit de toute rationalité. Ce genre de diatribe bancale est une attaque contre notre travail. Elle démonétise des termes utiles pour comprendre les luttes de l’information et crée de la confusion qui s’avère extrêmement dangereuse.
On fait le point.
Le contexte
La polémique a commencé avant le premier tour, alors que la tentative du ministre Darmanin de comptabiliser les résultats des candidatures de la NUPES (Nouvelle Union populaire écologique et sociale) de façon éclatée, formation par formation, a été invalidée par le conseil d’État, estimant “que comptabiliser les partis politiques de cette coalition séparément peut porter atteinte à la sincérité de la présentation des résultats électoraux.” Précisons qu’il n’a jamais été question pour le ministère de présenter les différentes composantes de la majorité présidentielle aussi appelés “ensemble!” (En Marche, le Modem et Horizons) formation par formation. Le doute légitime est donc instillé.
Ensuite, il y a les nombreuses fausses informations sur le programme de la NUPES distillées à quelques jours du premier tour par les marcheur·euses, relevées par Libération et qui leur a inspiré cette “Une” bien sentie, titrée “Les fake news de la macronie - Cet homme mange-t-il des enfants ?”
À la une de @libe ce vendredi :
— Libération (@libe) June 9, 2022
🔴 Cet homme mange-t-il des enfants ? Les fake news de la macronie https://t.co/nj2k4mQp7h pic.twitter.com/xCanhJThec
Un certain Christophe Castaner y est cité expliquant et cela fut démenti depuis, que le programme de la gauche unie interdirait de « couper son bois dans sa propre propriété ».
On a les fake news qu’on mérite.
Ajoutons à cela, dans notre placard à archive, le mensonge de Christophe Castaner sur la fausse attaque de la Pitié-Salpêtrière un 1er mai 2019. Géraldine Delacroix, journaliste à Mediapart, avait raconté comment cet épisode avait démontré la vacuité de la loi « fake news » bidouillée par ce gouvernement ; nous pourrions également citer les enquêtes de Mediapart révélant les mensonges du gouvernement sur les masques en avril 2020, ou, en guise de contexte plus récent, l'épisode du Stade de France; L'article de Michel Deléan et Camille Polloni de Mediapart relatait les propos de Steve Rotheram, maire de Liverpool présent au Stade de France le 28 mai, contredisant la thèse des faux billets imprimés en masse. "C’est encore une fausse affirmation de M. Darmanin" disait-il.
L'annonce des résultats du premier tour des législatives
Ce dimanche 12 juin, les premiers chiffres nationaux donnent la NUPES (26,20%) devant Ensemble! (25,80%) (Elabe-SFR-EXPRESS) nous avons ici un exemple sur BFMtv un peu avant 20h30.

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Autour de 23h50, la NUPES est annoncée à 26,20% et Ensemble! à 25,90% toujours sur BFMtv.

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Et c'est quelques minutes après minuit que le retournement est annoncé sur BFMtv, Ensemble! passe devant à 25,75% et la NUPES descend à 25,59%. On entend alors la voix du chef du service politique de BFMtv Philippe Corbé dire : "Attention, je pense que Jean-Luc Mélenchon va aller regarder ça de près et va dire : attendez, pourquoi est-ce que tel candidat dans telle circonscription, pourquoi est-ce que le ministère de l'Intérieur ne le compte pas dans l'ensemble NUPES".
Quelques heures plus tard, dans la nuit, à 03h14 précisément, Manuel Bompard publie un tweet dénonçant une "manipulation de Darmanin".
ALERTE À LA NOUVELLE MANIPULATION DE #DARMANIN
— Manuel Bompard (@mbompard) June 13, 2022
Alors que la #NUPES réalise 6 101 968 voix (soit 26,8%), le ministère de l’intérieur ne lui attribue que 5 836 202 voix (soit 25,7%) pour faire apparaître artificiellement le parti de #Macron en tête.
Allo le Conseil d’Etat ?
La bataille de chiffres continue ; à 06h50, Le Monde publie un article au titre évocateur : Nupes ou Ensemble ! en tête aux législatives ? Les raisons de la divergence entre « Le Monde » et le ministère de l’intérieur. Il y a donc bel et bien une divergence sur les résultats, et sur leur présentation, les écarts étant très proches. Le journal précise : "Selon notre décompte, que nous estimons plus précis que celui du ministère, la Nupes devance très légèrement Ensemble ! sur l’ensemble des suffrages nationaux, de 66 000 voix environ, alors que le ministère voit un écart de 21 000 voix dans l’autre sens. Des écarts dérisoires, alors que chacun des camps a totalisé plus de 5,8 millions de suffrages."
De son côté, France Info a décidé d'utiliser les chiffres du ministère de l'Intérieur, et de la même façon que le ministère de l'Intérieur.
Sur France Info, au micro de Salhia Brakhlia et Marc Fauvelle autour de 8h30, Christophe Castaner d'un ton supérieur déclare : “On est, chez monsieur Bompard, dans le classique “théorie du complot”, évidemment, le monde entier leur en veut, il se trouve qu’ils parlent de gens qu’ils soutiennent maintenant, alors qu’ils ne les soutenaient pas il y a deux jours, et il voudrait les comptabiliser parce qu'il les soutient maintenant, tout ça n'est pas très sérieux, les services du ministère de l’intérieur que je connais bien, font, avec les préfets, au plus près du terrain en fonction des remontés des déclarations des candidats, ne cherchons pas à rajouter du complot à la culture complotiste que l’on connait dans la France Insoumise".
Et c'est là où le bât blesse ; l'utilisation à tout-va de cette notion de "complotisme" en affaiblit la pertinence. Dans le cas présent, il y a une bataille de chiffre en contexte électoral entre deux camps pour une symbolique, celle d'être en tête au niveau national au premier tour. Des arguments sont avancés, notamment par les journalistes du Monde qui s'attardent, à juste titre, sur le fait que les candidat·es qui ont été inscrit·es en "divers gauche" comme Jean-Hugues Ratenon (LFI) et Karine Lebon (PCF), s’ils et elles étaient élu·es, siègeraient dans le même ensemble que la NUPES. Le qualificatif de "complotisme" dans ce cas, n'a qu'un but de disqualification.
Or, comme dans la fable d'Ésope, à crier au loup quand il n'est pas là, à la fin, plus personne ne prête attention aux alertes lorsque le danger est présent. Et nous, modérateurs et modératrices de contenu en ligne, savons à quel point la bataille de l'information est difficile alors que les bouleversements se succèdent. Nous même n'utilisons pas ces termes à la légère. La crise sanitaire a montré la dangerosité de la désinformation.
Nous tentons, avec nos petits moyens, de contrebalancer la déferlante, organisée, d'une "vérité alternative".
Concernant la désinformation médicale, le journaliste Anthony Mansuy dans une interview pour Blast autour de son livre Les Dissidents - Une année dans la bulle conspirationniste décrit au micro de Salomé Saqué un système de désinformateurs professionnels pratiquant l'astroturfing, c'est-à-dire l'organisation d'une fausse opinion publique sur Internet afin de légitimer des théories fumeuses, conspirationniste. La période de trouble que nous vivons faite de crises, climatique, économique, diplomatique, sociale et politique fait émerger une contre-vérité, parfois alimentée par des personnes de pouvoir, on pense évidemment à Donald Trump, mais pas que. Il n'y a pas, d'un côté les fake news des pauvres, immondes, et de l'autre les fake news des riches, acceptables.
Dans ce contexte, certain·es se réapproprient le terme de complotisme. En font un étendard, une fierté, une sorte de label antisystème, vous leur donnez malheureusement raison.
Aux côtés des journalistes, des fact-checkers, nous faisons un travail lent, minutieux, précis, de vérification, de croisement des sources, d'explication. Les fausses informations, les plus sensationnelles, se propagent bien plus rapidement que les vraies. Et dans ce contexte, utiliser ce terme, de surcroit de manière vindicative, fait de ce terme un fourre-tout dénué de sens.
Monsieur Castaner, vous nous tirez une balle dans le pied, ou dans l'œil.
Tout ça n'est pas très sérieux.