Pour Thierry Coville, économiste spécialiste de l'Iran contemporain, la France mène une politique systématique d'opposition au régime iranien incohérente et irrationnelle à l'égard de ses autres engagements au Proche-Orient et en Asie centrale, et appelle la France et l'Europe à aider Téhéran à reprendre une place normale parmi les nations.

Face à aux situations inextricables que les Iraniens rencontrent, la sagesse populaire dans ce pays a deux dictons qui permettent de faire face. Le premier est que « ce sont les 100 premières années qui sont difficiles, après, cela va mieux ... ». Le second est la traduction persane de Allah Akbar, « Khôdo bozorgeh », qui signifie « Dieu est grand » mais aussi, souvent, selon l'intonation, « On trouvera bien un moyen de s'en sortir ». Dans le cas de la politique iranienne de la France, j'espère que le deuxième dicton est le plus approprié.
Et pourtant. Lors du 60e anniversaire des droits de l'homme, Nicolas Sarkozy a répété qu'il ne serrerait jamais la main d'Ahmadinejad, actuel président de l'Iran, ce dernier ayant nié l'Holocauste. Quelques jours après, le ministre des affaires étrangères iraniens qui devait participer à Paris à une conférence sur l'Afghanistan s'est désisté. En fait, depuis quelques mois, les relations entre la France et l'Iran se sont considérablement dégradées. Le gouvernement français a été en pointe de la politique occidentale qui, à travers une politique de sanctions économiques, veut que l'Iran arrête son programme d'enrichissement de l'uranium. De plus, les autorités françaises ont décidé de mener une politique systématique d'opposition au régime iranien à travers notamment une réduction dramatique du nombre de visas accordés. Evidemment, les Iraniens répliquent de manière symétrique, ce qui a conduit à un recul sensible des échanges politiques, économiques et scientifiques entre les deux pays.
Or, est-il rationnel de mener une telle politique d'opposition face à l'Iran quand on veut également : 1) stabiliser l'Afghanistan 2) stabiliser l'Irak 3) stabiliser le Liban 4) régler le problème palestinien ; 5) lutter efficacement contre Al-Qaida. Accessoirement, compte tenu de notre engagement militaire en Afghanistan, il serait également utile de pouvoir bénéficier de la coopération des services de renseignement iraniens qui ne sont pas les plus mauvais de la région.
Est-il rationnel de se priver de toute passerelle de communication avec l'Iran, disposant des quatrième réserves de pétrole et les deuxième réserves de gaz du monde alors que la question de la diversification de l'approvisionnement en énergie de l'Europe reste posée ? Est-il rationnel, dans le contexte actuel de crise, de sacrifier les intérêts économiques des entreprises françaises sur ce marché alors que nos concurrents chinois, indiens, russes et même italiens sont en train de profiter de notre attentisme ?
Est-il rationnel de refuser de déclarer ouvertement que l'on préfèrerait discuter avec un autre président en Iran ? L'histoire de l'Iran démontre que tous les mouvements internes qui ont été soutenus par l'étranger ont perdu leur légitimité auprès de la population. Il suffit de se rappeler du soutien occidental au régime du Shah. Et la politique qui a consisté à soutenir un groupe plutôt qu'un autre en Iran, outre son caractère néo-colonialiste, a toujours échoué. Ahmadinejad est ce qu'il est et les atteintes aux droits de l'homme sont nombreuses en Iran. Mais cette politique d'isolement et de pression sur l'Iran est aussi ressentie par la population iranienne comme une attaque directe. C'est se tromper complètement d'analyse que de croire qu'il est facile de séparer en Iran un « méchant » régime d'une « gentille » société. La société iranienne est en pleine transformation et le régime en est bien conscient. Or, la politique actuelle de la France va dans le sens de ceux qui, en Iran, veulent que ce pays se ferme le plus possible, ce qui faciliterait l'épuisement de ce mouvement de modernisation ? Est-il rationnel d'isoler l'Iran alors que l'on est beaucoup plus amical vis-à-vis des pays beaucoup moins démocratiques que ce soit au Maghreb ou dans le reste du Proche et du Moyen-Orient ?
Est-il rationnel de mener une politique de sanctions économiques vis-à-vis de l'Iran alors que cette même politique en Irak a été un échec absolu. Le programme nucléaire iranien est un des rares points où il existe un consensus entre la population et le régime. Et il est clair que la politique actuelle des pays occidentaux de sanctions tant que l'Iran n'a pas arrêté son programme d'enrichissement d'uranium ne donne aucun résultat.
Est-il rationnel de refuser de discuter avec l'Iran alors que le nouveau président américain a courageusement annoncé qu'il allait entamer des négociations avec l'Iran. Pourquoi les Etats-Unis, dont le contentieux avec l'Iran est beaucoup plus lourd que celui de la France font-ils évoluer leur politique iranienne ? Que se passera-t-il si ces négociations donnent des résultats et si Ahmadinejad est réélu ? Les entreprises françaises devront-elles alors s'allier avec des entreprises américaines pour pénétrer le marché iranien et les chercheurs français demander un visa pour l'Iran à partir de Washington ?
Evidemment, face à tous ces faits, l'argument répété à satiété est que l'Iran veut la bombe nucléaire et que son président veut détruire Israël. Le rapport des services de sécurité américains estimait que les Iraniens avaient abandonné leur projet militaire en 2003. Par ailleurs, il est aussi possible qu'ils veulent atteindre un seuil technologique qui leur permette d'obtenir éventuellement l'arme atomique en quelques mois (comme le Japon). Enfin, contrairement à ce qui est souvent dit, un pays pétrolier et gazier a aussi intérêt à développer une industrie nucléaire civile. Il ne s'agit pas de nier les risques qu'entraînerait une prolifération nucléaire dans la région. Néanmoins, on peut aussi se demander si la tactique actuelle qui consiste à dire à l'Iran « On ne veut pas vous parler et faites ce qu'on vous dit (arrêtez l'enrichissement d'uranium) sinon on aggrave les sanctions » est véritablement efficace, tant elle contribue plutôt à faire de cette question une cause nationale en Iran. Enfin, on le sait, la meilleure manière de faire échouer une négociation est de se baser sur les supposés arrières-pensées de l'autre partie (« ils veulent la bombe !). Quant aux déclarations de Ahamadinejad vis-à-vis d'Israël, il est malhonnête de les lier à la question du nucléaire. Or, c'est pourtant ce qu'ont fait des chercheurs connaissant peu l'Iran mais pour qui, la « bombe islamique » est aussi un bon plan marketing. Le régime iranien a prouvé depuis sa naissance sa rationalité (arrêt de la guerre avec l'Irak, neutralité durant les guerres du Golfe, participation aux négociations ayant conduit à un nouveau gouvernement afghan après la chute des Talibans, etc.). Ahmadinejad ne représente qu'une partie du pouvoir iranien et plusieurs personnalités politiques en Iran ont condamné ses propos sur Israël. La télévision publique a diffusé une série en Iran faisant explicitement référence à l'holocauste. Et on rappellera quand même que l'Iran est le seul pays du Proche et du Moyen-orient (avec la Turquie) où vit et prie une communauté juive. Il y a moins d'actes antisémites en Iran qu'en France.
Face à toute cette irrationalité, on peut toujours espérer que la France commence à mener une vraie politique iranienne qui vise, sans privilégier un camp plutôt qu'un autre, à réinsérer l'Iran dans le concert des nations. C'est la meilleure manière de favoriser une issue heureuse pour les évolutions sociales et politique sen cours en Iran. Il serait également souhaitable que la France et l'Europe travaillent à un rapprochement de ce pays avec les Etats-Unis qui ne consiste pas pour le pouvoir américain à faire de l'Iran son nouvel allié dans la région mais un pays normalement intégré dans la région et dans le monde.
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*Thierry Coville est enseignant-chercheur à Negocia (centre international de formation vente et négociation commerciale, dépendant de la chambre de commerce et d'industrie de Paris) et chercheur associé à l'IRIS. Il a publié L'Iran : la révolution invisible à La Découverte en 2007.