Billet de blog 9 janvier 2009

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Face à Gazprom, un acheteur unique pour l'Europe

Après la rupture des approvisionnements en gaz transitant par l'Ukraine par la Russie, Gilles Darmois, consultant spécialiste des questions énergétiques, préconise la mise en place d'un acheteur unique de gaz à l'échelle européenne, pour assurer la sécurité des approvisionnements en gaz.

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Après la rupture des approvisionnements en gaz transitant par l'Ukraine par la Russie, Gilles Darmois, consultant spécialiste des questions énergétiques, préconise la mise en place d'un acheteur unique de gaz à l'échelle européenne, pour assurer la sécurité des approvisionnements en gaz.

La récente décision de la Russie de suspendre les approvisionnements en gaz transitant par l’Ukraine montre une fois de plus la vulnérabilité de l’Europe en matière gazière. 11 pays européens sont affectés par cette interruption, qui a suscité de vives réactions, notamment de la part de la présidence tchèque de l’UE. Dans la bataille d’influence qui l’oppose à l’Europe, la Russie détient en l’arme gazière un atout considérable.

La vulnérabilité de l’Europe est paradoxale. Grande consommatrice de gaz, l’Europe représente un marché géant qui la met théoriquement en position de force dans les négociations avec ses fournisseurs potentiels. Equipée de réseaux gaziers multiples, elle pourrait aisément mettre en concurrence la Russie avec d’autres producteurs : l’Algérie, la Norvège, le Moyen Orient, Trinidad… La position de faiblesse européenne face à la Russie et Gazprom n’est donc pas une fatalité, mais la conséquence d’une politique erronée de fragmentation du marché européen.

Au nom du droit de la concurrence européen, on a en effet maintenu une multiplicité d’acheteurs européens. L’activisme de Gazprom, qui multiplie les accords afin de contrôler le maximum de ressources gazières, signale une volonté de fixer le prix du gaz. Or la Commission, en restant rivée à une approche concurrentielle interne, force les compagnies gazières à négocier seules devant Gazprom, ce qui permet à la Russie de rester maîtresse du jeu gazier.

Le maintien de petits acheteurs européens fragmentés face à un oligopole mondial de la production est une erreur économique. Il se double d’une erreur politique étant donné le rôle géostratégique tenu par Gazprom dans la stratégie de puissance de la Russie.

Face à cette situation intenable, il faut imaginer un mécanisme qui assure l’approvisionnement en établissant un acheteur unique du gaz pour l’Europe, sur le modèle de la Communauté économique charbon-acier (CECA). Entreprise publique européenne, ou bien coopérative centralisée de tous les opérateurs de distribution européens, cet acheteur unique permettrait de redonner à l’Europe une position de force sur le marché gazier, en parlant d’égal à égal avec Gazprom et en diversifiant les importations du gaz. Ce dispositif, au surplus, ne remettrait pas en cause la concurrence interne entre opérateurs de distribution européens.

C’est donc une nouvelle politique gazière européenne qu’il faut mettre en place, fondée avant tout sur la sécurité des approvisionnements, enjeu tant économique que stratégique.

Illustration 1

L'Europe est un grand consommateur de gaz. 50% du gaz est importé et ce pourcentage augmente chaque année, avec la baisse des productions domestiques. Les pays de l'Est de l'Europe dépendent plus du gaz russe, plus proche. L'Ouest et le Sud importent plus de gaz algérien et norvégien. Tous les pays qui ont une façade océanique peuvent accéder au GNL (Gaz Naturel Liquéfié), sous réserve qu'ils construisent des terminaux de liquéfaction. La plus grande partie des pays fournisseurs (Russie, Algérie, Egypte en particulier) voient leur propre consommation domestique augmenter chaque année. Une offre accrue de leur part ne viendra que d'investissements supplémentaires, dont le financement n'est pas toujours assuré. Le contrat de longue durée, entre producteur et consommateur, est le meilleur moyen de garantir que les investissements se font. Ce sont les contrats que l'Union Européenne veut interdire.

Le réseau gazier d'Europe est assez largement développé, donnant en théorie la possibilité de transporter du gaz de n'importe quelle origine en tout point de consommation. La banalisation des contrats commerciaux est donc possible, sous réserve d'accords entre consommateurs, par des échanges de quantités évitant le transport physique du gaz. La consommation de gaz en Europe est appelée à augmenter, en particulier pour faire face à la baisse des ressources pétrolières. La plus grande partie de cette augmentation est prévue dans la génération électrique.

En voulant éclater les opérateurs gaziers, au prétexte de concurrence, la Commission les affaiblit. Chaque acheteur est en position de faiblesse vis-à-vis des fournisseurs. Il suffit de voir la liste des opérateurs gaziers européens se succédant chez Gazprom pour quémander une part de son gaz pour comprendre où se situe la position de force dans la négociation. Pourtant, la force est bien du coté de l'Union Européenne, qui est aujourd'hui le premier client international de Gazprom.

1 - Le marché gazier européen


Il y a aujourd'hui au niveau mondial une ressource gazière importante. Certes, comme le pétrole, le gaz est un hydrocarbure qui s'est formé à l'échelle des temps géologiques, et il est donc non renouvelable. Mais les quantités disponibles sont suffisantes pour assurer pendant plusieurs décennies un approvisionnement à hauteur des besoins, à condition de ne pas recourir de manière excessive au gaz pour la génération électrique. Le passage progressif du pétrole vers le gaz pour assurer l'approvisionnement énergétique de l'Europe est, à court terme (court terme en matière énergétique, c'est-à-dire quand même cinq à dix ans), une bonne solution au problème d'approvisionnement. Il faut toutefois éviter de reconstruire une dépendance tout-gaz, comme le pétrole bon marché du siècle dernier a conduit à la dépendance du tout-pétrole. Il faut également poursuivre le développement des énergies renouvelables et la réduction des consommations unitaires.

Le gaz est une énergie fossile non renouvelable. Sa combustion dégage du CO2, en quantités moindres que le pétrole ou le charbon. Il possède ainsi des avantages dans le respect des contraintes de Kyoto, et permettra un renforcement des normes de rejet. Il faut toutefois intégrer l'ensemble de la chaîne gazière dans les comparaisons entre énergies. A ce jour par exemple, le GTL présente un bilan carbone très négatif, et le recours à ces carburants dans le secteur du transport doit être limité. Par ailleurs, développer un marché du gaz n'est pas une affaire facile. Un tel développement exige du temps et de nombreux et lourds investissements.

Il y a aujourd'hui, en Europe, deux mécanismes mortels pour l'approvisionnement en gaz. Le premier est l'ATR, accès des tiers aux réseaux. Le second est la mise en concurrence des acheteurs de gaz. L'ATR signifie en pratique que tout investissement de la chaîne gazière (gazoduc, stockage, terminal de regazéification) consenti par une entreprise doit être partagé avec ses concurrents, à une rémunération régulée. L'expérience mondiale constante établit que ceci conduit au sous-investissement, chacun attendant qu'un concurrent investisse pour faire valoir ses droits. Aujourd'hui, des pays européens accordent à certains opérateurs des dérogations à l'ATR. Sans ces dérogations, les investissements ne se feraient pas. Le moins qu'on puisse dire est que les conditions de ces dérogations sont peu transparentes.

La mise en concurrence fait que chaque compagnie gazière va, seule, discuter avec les fournisseurs. Gazprom, qui reçoit ainsi tour à tour des compagnies en concurrence, est le maître incontesté de la négociation. Cela lui confère une position de force dangereuse. C'est pourtant l'Europe qui devrait être au contraire en position de force dans la négociation. D'une part, elle consomme beaucoup de gaz au total. Ce marché est d'autant plus attractif pour Gazprom que les infrastructures sont déjà pour partie construites (ce qui n'est pas le cas pour la Chine, l'Inde ou les USA) et que le client est solvable. D'autre part, l'Europe peut accéder à d'autres ressources gazières à la recherche de débouchés: Algérie et Norvège bien entendu, mais aussi les approvisionnements en gaz liquéfié (GNL) du Moyen-Orient (Qatar, Egypte, Oman) ou d'origines plus lointaines (Trinidad, Australie, …).

Le marché du GNL est en plein développement car de nombreux pays (et de nombreuses compagnies pétrolières) doivent valoriser leurs ressources. Si l'Europe accepte de signer aujourd'hui des contrats de longue durée, elle peut disposer de ressources en gaz durables. Au lieu de cela, l'Europe veut interdire les contrats de longue durée, accusés d'entraver la concurrence. Elle s'accroche, pour des raisons incompréhensibles, à des concepts qui ont fait partout dans le monde la preuve de leur inefficacité.

2 - Face à Gazprom, un acheteur unique

Les Etats-Unis et l'Union Européenne ont présenté le projet du gazoduc Nabucco comme un moyen de soustraire le gaz d'Azerbaïdjan et du Turkménistan, voire du Kazakhstan, à l'influence russe. La politisation extrême de ce dossier a poussé Gazprom à mettre les bouchées doubles. En signant en juillet 2008 un accord avec le Turkménistan, aux termes duquel Gazprom achète le gaz à un prix moyen entre ceux des ventes à l'Europe et à l'Ukraine, et aide au développement des capacités de production de ce gaz, Gazprom a donné un sérieux coup d'arrêt au projet Nabucco.

L'activisme gazier de Gazprom ne s'arrête pas là. Il a signé avec la Lybie un accord exclusif de commercialisation de ses hydrocarbures, et avec l'Algérie, un accord de coopération dans le domaine du gaz. Des signaux ont été envoyés, depuis le Venezuela, en faveur d'un cartel des pays producteurs de gaz. Même si ces signatures ont un coté formel, plus d'affichage que d'engagements concrets, on peut y voir la volonté de la Russie, via Gazprom, de fixer le prix du gaz.

L'Iran dispose des deuxièmes réserves mondiales de gaz. Ce pays ne peut pas développer ses ressources gazières, notamment le gisement de South Pars, à cause de l'embargo décidé par les Etats-Unis depuis plus de dix ans. La France vient de rejoindre les Etats-Unis dans l'embargo. Aucune compagnie européenne ne peut développer des champs iraniens, aucune banque européenne ne peut contribuer au financement de projets iraniens. C'est Gazprom, encore lui, qui vient de signer avec l'Iran un accord de commercialisation de son gaz. Non seulement l'Europe se prive d'un accès aux deuxièmes réserves gazières du monde, mais elle commet une erreur politique majeure dans la négociation sur le nucléaire iranien, car l'embargo renforce la position des radicaux par rapport aux réalistes iraniens.

Face à cette volonté indiscutable de Gazprom de contrôler le maximum de ressources gazières, l'Union Européenne persiste à vouloir chasser les Etats, partager les infrastructures, traquer les monopoles et faire fixer le prix du gaz par un marché financier. L'expérience mondiale établit sans contestation l'échec de cette approche. Elle conduit au sous-investissement, à la volatilité du prix et aux pénuries. Il faut au contraire assurer l'approvisionnement en rétablissant au niveau européen le mécanisme de l'acheteur unique de gaz et conforter les investissements en restaurant la vision centralisée du monopole de distribution, avec une régulation efficace du profit de ce monopole. Cette organisation n'est pas réaliste aujourd'hui au niveau de l'Europe des 25. Les pays ont des visions et des intérêts divergents. Surtout la Commission reste rivée à son approche concurrentielle. Il faudrait pouvoir constituer un noyau de pays interconnectés, acceptant la constitution d'un opérateur industriel unique acheteur de gaz, comme l'ont fait en leur temps les pays signataires du traité de la CECA.

Cet acheteur unique n'achèterait pas qu'à la Russie, mais à tous les fournisseurs, y compris l'Algérie et la Norvège. Même s'il est plus facile de construire l'acheteur unique avec des monopoles de distribution régulés, on peut en esquisser le fonctionnement avec des distributeurs privés en concurrence. La première étape est de réunir les pays intéressés à participer comme clients, sur le modèle de la CECA. Ces pays seraient interconnectés, par gazoducs entre eux et avec Algérie, Norvège et Russie, et au moins un d'entre eux devra avoir une façade maritime pour accueillir du GNL (Gaz Naturel Liquéfié). Puisqu'il s'agit de pays de l'Union Européenne, chacun dispose d'un régulateur pour le réseau de transport. Ils pourront décider de se doter d'un régulateur unique, ou non.

La seconde étape est d'identifier les opérateurs de distribution dans les pays (ou ensembles de pays ayant un même régulateur).

La troisième étape est d'obtenir une projection sur trois à cinq ans des besoins en gaz des opérateurs de distribution. Cette projection servira à signer des contrats à long terme. Il faudra donc qu'elle soit raisonnablement précise. Le programme donnera le volume total annuel, le volume annuel moyen et les besoins de flexibilité autour de cette valeur moyenne journalière. Le contrat d'achat à long terme sera adossé à un contrat de vente de même durée aux opérateurs de distribution. Les opérateurs pourraient s'échanger librement des quantités, en notifiant les volumes (et non les prix) au réseau pour en assurer l'équilibre.

En additionnant les demandes, l'acheteur unique pourra identifier les besoins en quantités nouvelles à contracter. Ses négociateurs chercheront à acheter du gaz en Algérie, en Norvège aussi bien que du GNL du Qatar, Trinidad, Oman, Egypte et autres pays en train de se dater d'usines de liquéfaction.

Les objectifs de l'acheteur unique seraient dans cet ordre:

- Quantités

- Flexibilités en cours d'année (selon les capacités de stockage des pays membres)

- Prix

L'acheteur unique gérerait les importations, le transport haute pression jusqu'aux points de livraison aux distributeurs et tout ou partie des stockages. Il recevrait les paiements des distributeurs et paierait les fournisseurs. La structure de prix au distributeur prendrait en compte les demandes de flexibilité, c'est-à-dire que ceux qui achèteraient un volume journalier constant paieraient moins que ceux qui ont besoin de flexibilité.

En achetant des quantités importantes de gaz, l'acheteur unique pourrait chercher à déconnecter le prix du gaz de celui du pétrole. Cette indexation du gaz sur les produits pétroliers avait une justification tant qu'il s'agissait de construire les capacités de production et les réseaux. Elle est moins justifiée aujourd'hui. Ce serait un moyen d'obtenir un prix du gaz déconnecté de celui du pétrole plus efficace que la recherche de la compétition gaz-gaz de la Commission Européenne.

L'acheteur unique agirait pour le compte des opérateurs de distribution. Il est sans doute préférable de la doter d'un statut d'organisation sans but lucratif, soit une entité publique (plus ou moins proche du régulateur avec des équipes communes) ou une coopérative sans but lucratif (pas de profits, pas de distribution d'actifs, pas de dividende). Dans le cas de cette seconde structure, les opérateurs de distribution pourraient être les membres. On pourra se reposer sur eux pour contrôler leurs concurrents. L'audit serait assuré par des auditeurs des États membres.

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Cette note a été publié conjointement sur le site de la fondation Terra Nova.

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