Alors que la Suisse vient de refuser d'extrader le cinéaste vers les Etats-Unis, Laura Tuffery, historienne, revient sur les mois de polémiques qui ont suivi l'arrestation de Roman Polanski le 26 septembre 2009.
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En 1984, Roman Polanski a publié son autobiographie, Roman par Polanski, aux éditions Robert Laffont. Il y relatait sa vie marquée par les nombreux drames qu'il était parvenu à surmonter, en grande partie grâce au cinéma, comme acteur et réalisateur. L'épisode Samantha Geimer, son incarcération à la prison de Chino ainsi que son départ précipité des États Unis en 1977, suite à la rétractation du juge devant lequel un accord avait été passé, avaient fait l'objet de plusieurs chapitres où le réalisateur s'expliquait longuement.
François Truffaut, invité par Bernard Pivot sur le plateau de télévision d'Apostrophes autour de la sortie du livre, le 13 avril 1984, évoquait alors le parcours de Roman Polanski, comme une question de survie.
Roman Polanski. © Guy Ferrandis
Le 26 septembre 2009, le réalisateur franco-polonais Roman Polanski, sous le coup d'une demande d'extradition des États-Unis, est arrêté à l'aéroport de Zurich alors qu'il se rend à un festival pour recevoir un prix récompensant l'ensemble de sa carrière. Le 12 juillet 2010, la ministre suisse de la justice, Eveline Widmer-Schlumpf, annonce dans une brève conférence de presse que le réalisateur ne sera pas extradé vers les États-Unis; il est désormais libre de tous ses mouvements.
A la lecture du communiqué laconique annonçant le 12 juillet la libération du réalisateur, qui a fait durant près de dix mois l'objet d'un débat passionné en France et outre-Atlantique, au point que l'expression Affaire Polanski a été lancée avec toutes les réminiscences historiques qu'elle implique, on ne peut qu'être interloqué face au fiasco et à l'inanité judiciaire qui a touché le réalisateur qui, même libre, reste sous le coup d'un mandat d'arrêt international.
Il aurait convenu de considérer Roman Polanski comme un homme de 77 ans dont l'histoire personnelle, la carrière, la personnalité contrastée illustrent les moments forts, drames et contradictions qui ont jalonné le siècle et forcément la vie d'un homme qui l'a traversé lui-même.
A l'instar d'un Charlie Chaplin, Roman Polanski a défrayé la chronique à plusieurs reprises, les points de comparaison pouvant être faits tant sur le plan judiciaire relatif à la vie privée –affaire Joan Barry qui vaudra à Charlie Chaplin une condamnation au versement d'une pension alimentaire à vie pour l'enfant dont il conteste la paternité– que lors de mariages qui ont défrayé la chronique –Chaplin a 54 ans quand il épouse Oona O'Neill qui en a 18– ou de l'exil américain, et bien évidemment de la position de réalisateur et d'acteur de renommée internationale.
Roman Polanski avait déjà vécu une exposition bien plus spectaculaire face à la justice et aux médias après le meurtre de son épouse Sharon Tate, enceinte de huit mois et demi, par la bande de Charles Manson le 9 août 1969.
Alors, comment expliquer qu'une affaire judiciaire jugée il y a 33 ans, et dont les faits étaient connus, relevant du domaine privé, même si elle implique une personnalité publique, où la victime, Samantha Geimer, n'a eu cesse de demander –et d'être déboutée de sa demande– le classement de l'affaire qui l'impliquait, et qui s'est elle même réjouie de la libération de Roman Polanski, ait donné lieu à autant de littérature, documentaire(s), pétitions et au plus fort buzz sur le net, si ce n'est par la réactivation des contradictions, peurs, fantasmes et volonté d'oubli ou de mémoire d'un demi-siècle d'histoire, revisités à l'aune de nouvelles problématiques culturelles, politiques ou morales de ce début du XXIe siècle?
A l'origine de cette passion autour de l'arrestation du réalisateur, on peut considérer que des éléments majeurs, au nombre de cinq, jouent un rôle décisif dans le clivage de l'opinion et ce dès les premiers jours.
L'arrestation spectaculaire du cinéaste, des soutiens contestés ou divisés, l'intervention du politique, les discrètes et vaines prises de parole conjuguées de Roman Polanski et de Samantha Geimer et la grande médiatisation de ces éléments ont déplacé sur la place publique un débat qui a rapidement pris une tournure injurieuse, souvent haineuse à l'égard de l'homme, dans un déferlement tel qu'il est impossible de l'éluder.
L'arrestation de Roman Polanski est en soi spectaculaire, au sens premier du terme.
Arrêté à l'aéroport même de Zurich, qu'il avait lui-même prévenu de sa venue afin d'assurer sa sécurité, le cinéaste est immédiatement conduit en prison où il finira son film The Ghost Writer, qui obtient l'ours d'argent du meilleur réalisateur à Berlin en février 2010.
Après deux appels successifs auprès du Tribunal pénal fédéral suisse et deux mois et demi d'incarcération, c'est moyennant le dépôt d' une caution de 3 millions d'euros qu'il obtient le 4 décembre 2009 d'être libéré et assigné à résidence dans son chalet de Gstaadt, dont il est propriétaire depuis 30 ans, avec obligation du port d'un bracelet électronique garant de ses moindres faits et gestes.
Les conditions de l'arrestation sont sans conteste ce qui suscite l'émoi des premières réactions et prises de parole spontanées ainsi que la signature d'une pétition déposée auprès de la SACD par les grands noms du cinéma français et international, mais également par leurs représentations institutionnelles. La démesure ou, pour le moins, le manque de tenue de cette arrestation rocambolesque, la rendent presque «cinématographique».
«View finder» de Roman Polanski. © Guy Ferrandis
Sans conteste, c'est cet aspect théâtral qui paradoxalement génère l'extrême prudence des uns et la surenchère verbale des autres. La tournure publique que prend le débat autour de l'arrestation de Roman Polanski donne naissance dès lors à l'Affaire Polanski.
D'un côté, les signataires de la SACD se tiennent assez rapidement dans une réserve demandée par Roman Polanski et ses avocats afin de ne pas gêner leur défense; de l'autre côté, certaines voix, dont celle de Bernard Henri Lévy, autour de la revue La règle du jeu, se mobilisent dans la prise de parole. L'essai de Yann Moix, La meute, qui de manière pamphlétaire accuse la Suisse dans des termes virulents, voire injurieux, amène l'ambassade de France à présenter à la Suisse ses excuses en février 2010 lors de la parution de l'ouvrage. Ce clivage entre réserve et prise de parole s'explique, mais pas seulement, par la peine encourue par le réalisateur en cas d'extradition vers les États Unis, et par le passé pour le moins douloureux du cinéaste, qui donnent lieu à de multiples empoignades tant chez les intellectuels mais surtout dans l'opinion publique.
Ainsi il faut noter que la ligne de démarcation traditionnelle des engagements entre la gauche et la droite se trouve abolie dans le soutien à Roman Polanski autour de la question de la justice; mais la ligne de faille existe néanmoins. La figure controversée de Bernard Henri Lévy, sa personnalité très médiatique et son statut d'intellectuel souvent contesté par ses pairs ainsi que ses prises de positions tout aussi controversées sur d'autres de ses combats, notamment à l'égard d'Israël, est loin de faire l'unanimité.
Si son soutien à Roman Polanski est sans faille et constant, il ne parvient pas à fédérer les autres personnalités elles-mêmes engagées dans le soutien à Roman Polanski. Ses nombreuses interventions dans la presse écrite et audiovisuelle, sa visite remarquée au cinéaste, et un discours qui évolue de la prise de parole au compte rendu régulier de la situation du réalisateur, l'identifient de plus en plus comme le porte parole de Roman Polanski auprès de l'opinion publique nationale et internationale comme auprès des intellectuels et cinéastes. Ceci peut expliquer que la grande majorité des signataires de la SACD ne signeront pas les deux pétitions de la revue La règle du jeu (la première pétition est mise en ligne dès le 26 septembre 2009, la seconde quelques jours avant l'ouverture du festival de Cannes) mais aussi le silence de beaucoup d'entre eux.
Des prises de parole isolées interviennent plus régulièrement dès que les voies judiciaires américaines sont toutes épuisées, et après l'intervention de Roman Polanski dans sa lettre ouverte Je ne peux plus me taire du 2 mai 2010.
Xavier Beauvois au festival de Cannes, Milan Kundera dans les colonnes du quotidien Le Monde et enfin Costa Gavras sur les ondes radiophoniques à deux reprises (dont la dernière quinze jours avant la libération de Roman Polanski) sont les trois personnalités majeures qui interviennent publiquement après la lettre ouverte de Roman Polanski, sur le registre de l'iniquité judiciaire et les conditions d'isolement de l'homme, et non sur les points de la procédure, ce qui est une nuance de taille.
L'irruption des politiques, située dans le vif de l'arrestation de Roman Polanski, donne rapidement une tournure publique et polémique autour de l'arrestation du cinéaste. Les interventions immédiates de Bernard Kouchner, du Président, Nicolas Sarkozy, et du ministre de la culture, Frédéric Mitterrand, ont-elles été mal perçues parce qu'émanant du politique ou du fait même que ces personnalités soient controversées dans leur action ou parcours politique? L'intervention publique de Jack Lang tendrait à valider cette seconde hypothèse. La prise de parole, mi-mai, de l'ancien ministre de la culture de François Mitterrand est à relever comme un signe délibéré de juguler l'invective dont le cinéaste fait l'objet de la part de l'opinion publique tant américaine que française, par la caution d'une figure «légendaire» de la culture et sans fonction au sein du gouvernement.
Roman Polanski sur le tournage du «Pianiste». © Guy Ferrandis
Ainsi, l'opinion publique reçoit-elle par les médias ce qui est devenu en quelques semaines l'Affaire Polanski et prend désormais les allures d'affaire d'État.
En témoigne le double phénomène du silence –associé à la peur– et de la prise de parole, associée tantôt au privilège dont bénéficient les artistes, tantôt à la peur de nuire à l'instruction du dossier. Aucune prise de parole spontanée de bon sens ne peut avoir cours; pour mémoire, la première intervention de Costa-Gavras sur les ondes avait suscité une vive polémique.
Ces deux attitudes, dont a posteriori on peut penser qu'elles aient étés hystériques, s'expliquent par la coexistence de deux débats parallèles tout aussi vains l'un que l'autre.
Le débat judiciaire, portant sur les différents aspects de la procédure d'extradition et ses motivations –et non sur le fond– a accaparé avocats, juristes mais également l'ensemble de l'opinion publique. Le débat sur le fond, à savoir l'affaire de mœurs, viol ou pas viol, a été mené sur la place publique alors qu'il n'avait aucun fondement judiciaire puisqu'il s'appuyait sur une procédure qui visait à l'extradition du cinéaste pour relations illégales avec mineure, seul chef des poursuites à l'encontre du cinéaste et pour lequel il avait déjà purgé une peine en 1977.
Kafkaïenne, l'affaire le devient ainsi sur la ligne de démarcation totalement illusoire entre deux débats –le fond et la forme–- qui se contredisent et reposent tous deux sur des faits contestés et qui pourtant ont donné naissance à toutes formes d'élucubrations, suppositions et littératures. C'est ce faux débat par essence qui peut expliquer aussi que d'aucuns se soient sentis des âmes de justiciers ou de moralistes, permettant ainsi un réel acharnement sur la qualité de l'homme qu'est Roman Polanski, dans une diatribe spectaculaire à cet égard aussi.
Roman Polanski sur le tournage d'«Oliver Twist» © Guy Ferrandis
Dans cette ambiance très particulière, quelques grands moments exacerbent les positions, allant parfois jusqu'à les infléchir ou susciter l'agacement. Parmi ceux-ci ont peut noter la pétition signée à l'initiative de Bernard Henri Lévy qui perturbe le Festival de Cannes –où l'absence du cinéaste et membre du jury Jafar Panahi, du fait de son emprisonnement en Iran, mobilise plus discrètement les mêmes signataires–, la controverse autour du documentaire de Marina Zenovitch Roman Polanski wanted and desired produit en 2008, le livre très polémique de Yann Moix et les nouvelles accusations de détournement de mineure portées par Charlotte Lewis.
La condition d'artiste de Roman Polanski, son succès international accolé au train de vie qui va de pair et sa judéité deviennent de plus en plus les thèmes de prédilection des attaques dont il fait l'objet dans l'opinion publique. Les commentaires sur la toile, dans la presse américaine ou française ou sur les réseaux sociaux relèvent de l'injure voire du lynchage.
Le point culminant de la surenchère injurieuse est sans conteste une vidéo de dix-sept minutes circulant librement sur Dailymotion. Celle-ci met en scène «l'humoriste» Dieudonné avec l'universitaire révisionniste et négationniste Robert Faurisson débattant tous deux : «il a pris soin de la sodomiser afin qu'elle ne tombe pas enceinte et cette ingrate lui en a tenu rigueur [...] et puis il ne s'agissait pas d'une juive, alors que d'égards...»
L'épithète violeur ou pédophile est désormais accolée au réalisateur, et ses soutiens, à maintes reprises qualifiés de «bobos de gauche pro-sémites et pro-pédophiles», dont Costa Gavras en tête, sont placés sur une liste noire et leurs films appelés à être boycottés.
Dans ce contexte, deux voix ont peiné à se faire entendre dans le brouhaha d'une opinion publique qui s'est emparée de l'affaire et des imageries dont elle était porteuse. Samantha Geimer et Roman Polanski, protagonistes d'une histoire qui leur échappe et les éclabousse autant l'un que l'autre, ne parviennent ni à se faire entendre de la justice ni de l'opinion publique.
Du point de vue de Samantha Geimer, légalement empêchée de demander l'arrêt des poursuites, on peut légitimement comprendre l'inévitable culpabilité éprouvée sur une plainte déposée il y a 33 ans compte tenu des conséquences sur sa propre vie. Roman Polanski étant impuissant à résoudre cette situation, quel que soit le nombre de mois de prison qu'il a et aurait encore effectué, était tout aussi impuissant à maîtriser lui-même la couverture mondiale médiatique que son extradition aurait engendré. C'est ainsi que l'on peut comprendre que Samantha Geimer se soit réjouie dès le 12 juillet de sa libération et ait espéré son retour possible sur le sol américain.
L' intervention de Samantha Geimer dans le documentaire Wanted and desired de Marina Zenovitch –pour lequel Roman Polanski n'avait donné aucun accord à la réalisatrice– témoigne de sa sa libre parole mais soulève aussi des questions.
Le dépôt de plainte immédiat –la justice prévoit volontairement en tel cas un délai de plusieurs jours pour la victime–, la demande d'une très forte indemnisation par sa mère, la participation à la promotion de ce documentaire et sa précédente intervention écrite très remarquée lors de la nomination du film Le Pianiste aux Oscars en 2003, demandant à ce que seul l'artiste soit jugé, ouvrent une voie à l'appréciation de faits qui méritaient d'être replacés dans leur contexte de l'époque.
A cet égard seulement, on peut considérer que la libération de Roman Polanski est bien la victoire de la justice pour les deux parties qui souhaitaient desceller un lien qui jamais n'aurait dû prendre une telle ampleur à l'échelle de leurs vies respectives. Les multiples démarches et prises de parole de Samantha Geimer témoignent assurément de cette volonté que quiconque ne saurait lui contester.
D'aucuns se sont étonné du silence voire de la peur de parler qui a entouré l'arrestation de Roman Polanski.
Au vu des multiples rebondissements judiciaires et médiatiques, on aurait presque envie de dire que l'homme aura souffert au contraire d'un excès de communication sur son nom et son image, et si son œuvre cinématographique n'en n'a pas pâti, on peut considérer qu'à titre personnel, l'homme, demeuré dans son silence ne peut qu'en être profondément atteint dans sa dignité.
François Truffaut, il y a 25 ans, parlait de survie en évoquant l'itinéraire du cinéaste et sa capacité à transcender les drames de sa vie notamment grâce au cinéma. Roman Polanski a donc survécu à l'exposition judiciaire et médiatique sans qu'aucune circonstance atténuante ne lui soit pourtant jamais accordée. Lui-même, dans sa lettre ouverte du 2 mai 2010, refusait que quiconque s'apitoie sur son sort, demandant à être jugé comme n'importe quel homme; et pourtant chacun sait qu'il n'existe pas de justice en soi lorsque l'on juge un homme, on ne peut faire ni abstraction de son passé ni de son identité, quelle que soit sa position sociale.
Il faut rendre grâce à Thierry Frémaux, délégué général du Festival de Cannes, qui, dans un communiqué à l'AFP, constate élégamment que « cette procédure judiciaire, dans laquelle il n'y aura ni vainqueur ni perdant, semble s'éteindre, comme le souhaitaient l'ensemble des parties, et c'est heureux. Souhaitons que ce soit pour Roman Polanski le dernier des drames qui ont jalonné son existence, et qu'après avoir retrouvé les siens, il puisse rapidement se consacrer à nouveau tout entier à son travail de cinéaste».