Billet de blog 23 sept. 2008

Habib Haider
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Afghanistan: ni tribalisme ni talibanisme

Habib Haider, géographe et agro-économiste, explique que la recontruction de l'Afghanistan a été dévoyée par de grandes entreprises internationales et que l'envoi toujours plus massif de troupe ne règlera rien des problèmes de son pays. Et que l'«afghanisation» du processus plaidé par le président français ne mènera qu'à un retour au tribalisme. Il propose plusieurs mesures concrètes pour parvenir à la paix.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Habib Haider, géographe et agro-économiste, explique que la recontruction de l'Afghanistan a été dévoyée par de grandes entreprises internationales et que l'envoi toujours plus massif de troupe ne règlera rien des problèmes de son pays. Et que l'«afghanisation» du processus plaidé par le président français ne mènera qu'à un retour au tribalisme. Il propose plusieurs mesures concrètes pour parvenir à la paix.

Conseiller du ministre afghan de l’agriculture de 2004 à 2006, il a publié avec François Nicolas, Afghanistan : reconstruction et développement (Autres temps, 2006).

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Depuis la mort de dix soldats français de l’OTAN, le 18 août, près de Kaboul, des hommes politiques français et des experts s’interrogent sur le sens de la présence militaire en Afghanistan. Pour Bernard Kouchner et Hervé Morin, elle doit surtout contribuer à protéger l’Occident du terrorisme. Bernard Dupaigne, professeur au Musée de l’homme, ne voit, lui, comme sortie de crise qu’un retour déguisé au tribalisme. Mais l’essentiel du projet de reconstruction du pays semble oublié.

En Afghanistan, la guerre n’est pas la solution : 80.000 soldats de l’OTAN ne sont pas suffisants. Avant l’organisation atlantiste, les conseillers soviétiques estimaient qu’il fallait 160.000 soldats rien que pour contrôler les 900 voies de passage entre le Pakistan et l’Afghanistan. Malgré la présence militaire occidentale et l’augmentation de ses moyens, la situation continue à se dégrader. Il est donc urgent et impératif de tirer tous les enseignements des échecs politiques, économiques et sociaux depuis l’arrivée de l’OTAN en 2001. Les populations afghanes sont à bout et ne souhaitent pas le retour des talibans.

Les Afghans les plus pauvres, les paysans, ceux-là mêmes qui se sont battus pour chasser l’armée russe, qui ont espéré le retour des chefs politiques de la résistance afghane, qui ont subi les talibans et les affrontements entre les différentes factions, tous attendent la construction d’une nouvelle société et non pas la réhabilitation de l’ancien régime, cause de tous leurs malheurs. Or les Occidentaux ont délégué la « reconstruction » à l’ONU qui, dans la précipitation, a créé avec la Banque mondiale, l’UNDP et la Banque asiatique de développement, une stratégie pour le développement national complètement illusoire (Afghan National Development Strategy).

Pour nombre d’Afghans, les Occidentaux ont perdu toute crédibilité : au lieu d’aider à la «reconstruction», ils seraient surtout allés en Afghanistan pour y bénéficier de marchés juteux (lutte contre les terroristes pour les Etats-Unis, désarmement pour le Japon, lutte contre la culture du pavot pour la Grande-Bretagne…). À quoi bon livrer des milliers de tonnes de semences de blé qui ne peuvent pas pousser sous ces climats ? À quoi sert l’envoi de vaches laitières qui meurent asphyxiées dans un avion sur le tarmac de Kaboul, faute de pouvoir être débarquées ? À quoi sert la construction – par une entreprise américaine dont le vice-président Dick Cheney fut le principal actionnaire – de dizaines de chambres froides dans des régions où il n’y a ni route, ni électricité, ni denrées à stocker ? La reconstruction réelle de l’économie afghane a été abandonnée aux lois du marchés sans aucun système de régulation et de contrôle. Dans l’urgence, des experts qui ne parlent pas la langue du pays et qui ne connaissent que l’Afghanistan en temps de guerre, sans être jamais allés dans les campagnes, ont dédaigné de consulter les Afghans compétents. En conséquence de quoi, le pays est retourné à une économie sous-développée sur le modèle des années 1950 qui enrichissait les chefs de tribus alliés du gouvernement.

Les Afghans sont victimes des approximations des experts qui travaillent avec des informations totalement erronées et qui poussent les Occidentaux vers des projets inadaptés d’où les gaspillages, l’incompréhension des populations et la faillite de la reconstruction.

Construire l’Afghanistan aujourd’hui impose de résoudre en priorité plusieurs problèmes:

  • Les problèmes fonciers :

80 % des afghans sont des paysans mais des « paysans sans terre ». Les chefs de guerre se sont approprié les terres. Il faut rendre leurs terres aux paysans, à ceux qui les cultivent, afin qu’ils puissent produire l’alimentation nécessaire aux populations et ne soient pas contraints à la culture du pavot par et au profit exclusif des chefs de guerre et des talibans ( ces « revenus » alimentant la corruption et le terrorisme avec la bienveillance des puissances occupantes).

  • L’approvisionnement en eau :

Exemples :
– Pour assurer la sécurité des casernes, les ambassades ou les habitations des expatriés, on a eu besoin de sable en grande quantité ; on a alors creusé démesurément le lit des rivières dont le cours s’est interrompu, perturbant gravement la vie quotidienne de beaucoup : plus d’eau pour accomplir les tâches ménagères de base comme la lessive, notamment.
– Les nappes phréatiques sont polluées à cause des déchets et de l’absence de réseau d’assainissement dans la ville de Kaboul qui compte approximativement 4 millions et demi d’habitants.

Le retour des réfugiés (du Pakistan et d’Iran surtout) s’est fait de façon anarchique. Il n’a pas été tenu compte de leurs attentes et cette réinstallation a été imposée dans l’urgence sans aucune préparation ni anticipation pour leur avenir. Beaucoup n’ont pas retrouvé leurs terres, pas récupéré leurs biens et sont venus grossir les bidonvilles des grandes agglomérations.

Le président Sarkozy préconise d’«afghaniser» la reconstruction, mais l’«afghanisation» est un mot politiquement inacceptable. Il ne signifie pas rendre au peuple afghan la maîtrise de son destin mais laisser les chefs de guerre s’affronter au détriment des populations. Si l’afghanisation signifie le retour au tribalisme ethnique, la paix ne reviendra pas. L’afghanisation doit plutôt signifier que les problèmes des Afghans sont à résoudre avec eux et pour eux. Si l’afghanisation signifie une reconstruction du pays qui englobe l’ensemble des ethnies afghanes, et pas seulement dans les villes, et qui les incite à vivre dans les vallées et les déserts, en réciprocité équilibrée, à gérer la rareté, à produire des biens, dans ce cas, la reconstruction est possible. Et l’environnement préservé.

Depuis 2002, 89 milliards de dollars ont été versés par la communauté internationale. Seuls 9 milliards de dollars ont été consacrés à la reconstruction ! Où sont passés 80 milliards de dollars ? Dans les caisses des entreprises étrangères implantées sur place, dans la corruption…

Pour mettre en place une véritable politique, il faut des informations précises et donc :

  • recenser la population :
    l’ONU a dépensé 50 millions de dollars pour réaliser un recensement que le Président Karzaï a fait interrompre ; pourquoi ?
  • créer et organiser la société civile:
    il est indispensable de créer des administrations civiles locales (type mairies) qui fassent le lien entre l’État et la population, en connaissant l’identité des individus, leur sexe, leur âge, leur adresse, leurs revenus… afin d’élaborer des politiques adaptées et cohérentes.
  • établir le cadastre du pays :
    il n’y a jamais eu de cadastre en Afghanistan d’où l’absence de respect de la propriété quand elle est effective. Il y a quelques mois, un très gros commerçant de Kaboul, propriétaire de terres à 30km de la capitale a voulu récupérer ces terres confisquées par un chef de guerre. Muni d’un document signé de la main du président Karzaï et accompagné de deux gardes du corps armés il a voulu aller négocier avec le chef de guerre en question ; à peine la discussion entamée, il a été assassiné ainsi que ses gardes du corps.


Dans cette culture de tradition orale ancestrale où la parole est la valeur fondamentale de la relation humaine, il est indispensable aujourd’hui de construire le droit, puisque la parole n’est plus respectée. L’afghanisation de la reconstruction nécessite des Occidentaux de l’audace, de l’imagination et pas un transfert pur et simple de leurs habituelles pratiques.

À quoi sert de mettre un jeune Afghan, qui a une espérance de vie de 40 ans en moyenne, dans des écoles [où les cours sont dispensés deux heures par jour seulement…] qui occuperont la moitié de sa vie ? Comment un père qui gagne 1 euro par jour peut-il scolariser son enfant dans une école qui coûte 5 euros par enfant et par jour ? Si on n’adapte pas la scolarisation à ces deux paramètres, on formera des lettrés stériles et des candidats à l’exil, au chômage, au terrorisme ou au suicide. Les talibans regagnent du terrain auprès des populations rurales pas seulement à cause de la religion mais aussi grâce à l’instruction adaptée qu’ils proposent et qu’ils financent.

Il faut que le sujet afghan, encore esclave du système tribal, devienne un citoyen. Il est indispensable d’abolir les pratiques féodales et d’aller vers une société évoluée et adaptée à la culture afghane.

Il est obligatoire de sortir progressivement de l’aide d’urgence qui se prolonge en assistanat et d’aller vers une reconstruction durable. Pour cela, je préconise que l’administration afghane qui n’a pas, à ce jour, les compétences nécessaires, soit assistée de ce qu’on pourrait appeler un « Commissariat d’éthique de la reconstruction ». Ce commissariat serait composé de personnalités indépendantes, expertes, connaissant les subtilités et les attentes du peuple afghan. Il aurait pour fonction de faire le lien entre les populations, les instances locales et les instances de décision au plus haut niveau. Il serait une force d’écoute, d’étude, de propositions, un organe de contrôle, d’arbitrage, de médiation, de moralisation de la dépense publique. Il aiderait à la réconciliation de la population et notamment des paysans et des nomades toujours spoliés de leurs terres et de leurs pâturages par les chefs de guerres, et ce dans l’intérêt général de tout le peuple afghan.

La paix est à ce prix.

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