Francesca Polletta, professeur de sociologie à l'université de Californie*, montre que si les conservateurs américains ont conquis le pouvoir en utilisant les ficelles du storytelling, les progressistes ont appris à utiliser la technique pour remporter la présidentielle, voire, mieux, imposer leurs idées.

En pleine gueule de bois, après la défaite de 2004, les stratèges du parti démocrate ont décrété que le meilleur moyen de reconquérir les cœurs et les esprits des électeurs américains acquis à leurs rivaux républicains était de leur raconter une bonne histoire.
James Carville, l'artisan de la victoire présidentielle de Bill Clinton en 1992, en convient: «Nous pouvons faire élire quelqu'un depuis Hollywood s'il dispose d'une bonne histoire à raconter aux gens à propos de ce qu'est ce pays et où il veut le conduire.» Dans la remarque de Carville, les storytellers conservateurs ont toute leur place: «Ils ont concocté un récit, nous avons produit une litanie. Ils ont dit: “je vais vous protéger des terroristes de Téhéran et des homos de Hollywood”; nous avons répondu: “nous voulons un air pur, de meilleures écoles et un meilleur système de santé”.»
Raconter des histoires démocrates, selon des stratèges du parti démocrate comme Robert Reich ou Robert Kuttner, peut faire espérer mieux que de gagner des élections. Des récits forts, convaincants, assurent-ils, vont permettre la mise en place d'un agenda progressiste aux Etats-Unis, avec un système de soins universel, une politique fiscale plus équitable, un souci du droit des travailleurs, des libertés publiques, une véritable politique d'aide aux nécessiteux, une régulation environnementale et un rétablissement de l'autorité morale de l'Amérique dans la politique mondiale.
Comment fonctionnent les histoires
Longtemps, les spécialistes de la persuasion ont pensé que nous traitions les messages de deux façons: de manière «centrale», lorsque nous examinons le message et que nous l'évaluons de façon critique; ou «périphérique» quand nous le recevons sans trop nous en soucier, en le jugeant moins pour son contenu que selon l'attrait du locuteur ou selon notre humeur. Comme l'on montré ces spécialistes, le mode «périphérique» permet de modifier les attitudes à court-terme, mais cela ne dure pas. Pour vraiment amener les changer à changer d'opinion, ils doivent traiter l'information de façon frontale. Le hic, c'est qu'il ne le feront que s'ils se sentent déjà impliqués sur ce sujet.
C'est là que la narration intervient. Des recherches récentes montrent que nous traitons les histoire par une troisième voie. Nous nous immergeons dans l'histoire, en nous efforçant de ressentir indirectement les émotions et les péripéties que vivent les protagonistes.
Ambivalence
Les républicains ont remporté la bataille du récit dans les années 1990 lorsqu'ils ont réussi à cantonner les progressistes dans le rôle de l'élite intellectuelle (pensez à John Kerry). Ce faisant, les républicains conservateurs ont miné la crédibilité de storytellers des progressistes et des démocrates. Les histoires sont perçues comme étant du ressort de l'ordinaire, du retour sur terre, de l'humilité et de la franchise morale — à l'opposé des arguments abstraits, des postures théoriques, des faits et chiffres complexes des intellectuels.
Quand Al Gore a raconté, lors de la campagne de 2000, des histoires poignantes de personnes victimes d'assurances sociales inadaptées et des restrictions dans les budgets scolaires, sa sincérité a été largement critiquée et vue comme un calcul. A l'inverse, George Bush, qui a promis de dépenser de dépenser deux fois plus que ce que son programme lui permettait et fait croire que ses réductions d'impôts bénéficieraient aux pauvres, il a été généralement considéré comme le genre de gars avec qui vous aimeriez discuter autour d'une bière.
Mais les choses sont peut-être en train de changer. Les démocrates n'ont pas remporté les élections de 2006 en racontant des histoires. Selon toutes les analyses, les candidats démocrates au Congrès ont gagné parce que les électeurs considéraient que les républicains étaient coupables de les avoir entraînés dans une guerre impopulaire. Quoiqu'il en soit, il est probable que la perte de crédibilité des républicains à propos de la guerre virera à une méfiance généralisée devant le storytelling conservateur. C'est ici que notre ambivalence envers les récits refait surface: même les meilleurs conteurs peuvent être contredits si l'on montre que leurs récits ne sont «que des histoires» — c'est-à-dire des mensonges.
Recommandations aux storytellers
Les politiciens en général, et les progressistes en particuliers, doivent rompre avec les récits ordinaires. Ils doivent plutôt s'inspirer des techniques des grands écrivains. Les grands auteurs n'écrivent pas des histoires simples. Ils écrivent des récits qui exploitent nos attentes mais leur résiste. Ils tordent des intrigues, des situations et des personnages familiers. Ils utilisent l'ironie, l'ellipse et le retournement de point de vue pour rendre étrange ce qui nous semblait familier. Ils nous laissent penser que nous écouter une histoire et nous en raconte une autre.
Les storytellers politiques doivent remettre en question l'idée que l'ironie fait le lit de la dépolitisation. Plutôt que de nous présenter des victimes sur le mode tragique, les conteurs de gauche doivent combiner l'héroïsme et l'ironie.
Les films de Michael Moore sont efficace en partie parce qu'ils mêlent l'héroïque au picaresque. Ils parlent d'un journaliste en croisade, qui défie les héritiers de l'industrie. Mais le héros est joufflu, bredouillant et sans grande répartie. C'est l'establishment qui révèle lui-même, benoîtement, les injustices et les hypocrisies du système.
Les politiciens doivent utiliser ce qui est familier pour impliquer les Américains ordinaires; et quand ils sont absorbés, leur dire quelque chose de tout à fait différent de ce qu'ils s'attendent à entendre. Les progressistes doivent aussi remettre en cause la sincérité, la pertinence ou le fait que l'on puisse généraliser les histoires racontées par les conservateurs. Ils peuvent dire au public: «Je ne vais pas vous raconter des histoires; je vais vous exposer des faits, et voici pourquoi...».
Ils doivent se concentrer sur l'idée de proposer des récits vraiment littéraires, et parfois, refuser simplement de raconter des histoires.
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* Francesca Polletta est professeur associé de sociologie à l'université de Californie à Irvine. Elle est l'auteur de It Was Like a Fever: Storytelling in Protest and Politics, University of Chicago Press. Une version développée de cet article paraît dans le numéro d'automne du magazine de l'Association américaine de sociologie, Contexts (27 octobre).