Billet de blog 31 octobre 2008

paul jorion (avatar)

paul jorion

Anthropologue

Abonné·e de Mediapart

Crise: où l'expliquer ?

Paul Jorion, anthropologue, publie ce lundi 3 novembre un livre écrit à chaud sur la débâcle financière, La crise. Dans une tribune pour Mediapart, il explique pourquoi son parcours atypique, entre anthropologie, sociologie et économie, fait de lui un observateur particulièrement informé des secousses actuelles.

paul jorion (avatar)

paul jorion

Anthropologue

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Paul Jorion, anthropologue, publie ce lundi 3 novembre un livre écrit à chaud sur la débâcle financière, La crise. Dans une tribune pour Mediapart, il explique pourquoi son parcours atypique, entre anthropologie, sociologie et économie, fait de lui un observateur particulièrement informé des secousses actuelles.

Je m'étais inscrit à l'Université Libre de Bruxelles à l'Ecole Solvay qui forme des ingénieurs financiers. C'était intéressant. Le cours de comptabilité l'était aussi. Du moins au début. Il s'est ensuite transformé en cours de dissimulation: le prof mentionnait des astuces qu'il soulignait de clins d'œil appuyés et accompagnait d'un rire gras. C'était un cauchemar: j'ai pris mes jambes à mon coup !

Je me suis inscrit en sociologie. Les quelques cours d'anthropologie au programme m'intriguaient et je me suis rapidement retrouvé menant de front anthropologie et sociologie. Le prof d'anthropologie économique était marxiste. Ce qu'il expliquait était très séduisant: je suis devenu expert en anthropologie marxiste.

En 1973, je suis allé m'installer pour quinze mois à l'île de Houat dans le Morbihan où je me suis initié à la pêche artisanale. J'essayais de comprendre ce que je voyais à travers ma lorgnette d'anthropologue économique marxiste. Ce fut un désastre : ça ne marchait pas du tout. Il fallut trouver autre chose. Au cours des années qui suivirent, je constituais petit à petit ma boîte à outils d'analyse économique où l'on retrouve aujourd'hui Aristote côtoyant Adam Smith, Ricardo, Tchayanov, Sraffa, Leach et Pierre Bourdieu. Quelques économistes : Smith et Sraffa. Un sociologue : Bourdieu. Un anthropologue : Leach. Et un agronome-sociologue-économiste : Tchayanov.

En 1990, je suis entré en finance, et j'ai lu la littérature technique des ingénieurs financiers –lu et relu. En 2002, j'ai entrepris de contribuer moi-même à l'explication du monde financier. Je n'ai écrit ni en anthropologue, ni en sociologue, ni en ingénieur financier : je me suis contenté de mettre toutes les méthodes d'explication dont je disposais au service de tout ce que je pensais avoir compris.

Ma boîte à outils avait été composée à l'extérieur de la science économique. En lisant il y a quelques jours une intervention de James K. Galbraith datant de 2002 et intitulée «Can we please move on?», j'ai eu la surprise de découvrir ma boîte à outils décrite dans ses moindres détails comme étant ce que la science économique aurait dû devenir mais n'était nullement devenue.

James K. Galbraith [déjà interviewé sur Mediapart, ici] détient la chaire Lloyd M. Bentsen, Jr. de Government/Business Relations à l'Université du Texas à Austin. Il est aussi le fils de John K. Galbraith, un grand économiste keynésien, aujourd'hui sur la liste des meilleures ventes de livres pour avoir écrit en 1954 un ouvrage fameux sur le krach de 1929.

Les recommandations de Galbraith sont nombreuses, qui semblent toutes situer l'avenir de la science économique au sein de la sociologie économique, de l'anthropologie économique et de la science politique : «L'accent [doit être] mis sur les structures sociales», « [il nous faut] une théorie du comportement humain fondée sur les principes de l'interaction sociale», «les ménages, les entreprises, les systèmes de crédit, les gouvernements et leurs budgets, les rapports entre les nations, font tous partie d'une structure hiérarchique imbriquée d'institutions définissant règles et conventions, de sources de pouvoir en interaction et parfois en conflit».

Tout cela n'est pas surprenant : ce qu'il s'agit de faire c'est en effet de revenir aux sources de la science économique: à l'époque où elle était encore «économie politique», l'une des composantes des «sciences morales et politiques», le prédécesseur des sciences humaines, avant que la «science» économique ne succombe au chant des sirènes du calcul différentiel et élimine du coup l'humain de ses préoccupations.

Sur Mediapart, dans son article intitulé Crise : la grande faillite des économistes, Ludovic Lamant fait le constat de l'impréparation des économistes devant la crise dont nous sommes en ce moment non seulement les témoins mais aussi les victimes. Ils ne l'avaient certainement pas prévue et se ridiculisèrent, souligne-t-il, en minimisant sa portée une fois celle-ci déclenchée. Seule une poignée d'économistes hétérodoxes et d'outsiders avaient annoncé les difficultés à venir et étaient équipés pour les analyser ensuite.

La question sous-jacente à l'article de Lamant est cependant celle de l'avenir : si l'enseignement que dispensent les facultés de science économique n'est pas celui qui permet de comprendre l'économie et la finance telles qu'elles nous interpellent aujourd'hui à travers la crise, où cet enseignement doit-il être dorénavant dispensé?

On m'a rapporté une conversation qui aurait eu lieu il y a quelques années dans un établissement d'enseignement supérieur français bien connu. La question avait été soulevée : «Pourquoi ne pas confier une charge à Jorion?» La discussion avait paraît-il tourné court: comment qualifierait-on le domaine de ses recherches? Quel nom attribuerait-on à son enseignement? L'anecdote est sans doute très personnelle mais elle n'en est pas moins éclairante car elle répond à la question de Ludovic Lamant : où l'enseignement de l'économie doit-il aujourd'hui être dispensé? Dans ce lieu qu'aucun des participants à la réunion n'avait pu nommer à défaut d'un nom pour le désigner. Tout ce que l'on sait de ce lieu, c'est qu'il concentre en un seul objet la compréhension que nous avons de l'humain et qu'il a pour fonction d'expliquer le rôle parfois tragique joué par l'économie et la finance au sein de nos sociétés.

[Lire, ici, sur Mediapart, le compte-rendu du dernier livre de Paul Jorion]

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.