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Billet de blog 7 mai 2009

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Front rouge

Les rayonnages surchargés de la bibliothèque auront englouti mon « Histoire du surréalisme » de Maurice Nadeau. Je ne retrouve pas le volume. Et j’y tiens. Comme à la prunelle de mon adolescence. C’est un des livres qui m’a fait découvrir et aimer la poésie « moderne ». Et même plus, tout un monde, nouveau en ces vertes années décisives : l’inconscient freudien, la révolte sociale et artistique, l’amour préféré au bonheur… Tout un « panorama, roman », selon la précision d’un titre d’Aragon, « Anicet ou »…

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Les rayonnages surchargés de la bibliothèque auront englouti mon « Histoire du surréalisme » de Maurice Nadeau. Je ne retrouve pas le volume. Et j’y tiens. Comme à la prunelle de mon adolescence. C’est un des livres qui m’a fait découvrir et aimer la poésie « moderne ». Et même plus, tout un monde, nouveau en ces vertes années décisives : l’inconscient freudien, la révolte sociale et artistique, l’amour préféré au bonheur… Tout un « panorama, roman », selon la précision d’un titre d’Aragon, « Anicet ou »…

Je devais y vérifier les données factuelles d’un de ces épisodes tumultueux qui donne son extravagance à l’aventure surréaliste : « L’affaire Aragon »…

Illustration 1

Il s’agit de ceci : en novembre 1931, l’édition française de la revue Littérature de la Révolution mondiale, publiée à Moscou, comprend un long poème, signé Aragon, « Le Front rouge ». Lisons :

« Il attend son jour il attend son heure

sa minute sa seconde

où le coup porté sera mortel

et la balle à ce point sûre que tous les médecins social-fascistes

penchés sur le corps de la victime

auront beau promener leurs doigts chercheurs sous la chemise de dentelle

ausculter avec des appareils de précision son cœur déjà pourrissant

ils ne trouveront pas le remède habituel

et tomberont aux mains des émeutiers qui les colleront au mur

Feu sur Léon Blum

Feu sur Boncour Frossard Déat

Feu sur les ours savants de la social-démocratie

Feu feu j’entends passer

la mort sur Gachery Feu vous -dis-je

Sous la conduite du parti communiste

SFIC

vous attendez le doigt sur la gâchette

que ce se ne soit plus moi qui vous crie

Feu

mais Lénine

le Lénine du juste moment »

Bien évidemment, les autorités saisissent et interdisent la publication. Et le 16 janvier 1932, l’auteur se voit inculpé : « excitation des miliaires à la désobéissance et de provocation au meurtre dans le but de propagande anarchiste ». A la clé, 5 ans de prison !

Illustration 2

Aussitôt André Breton rédige un tract. C’est un des modes d’intervention publique habituels du groupe. Une pétition, qui bientôt recevra le soutien de quelques 300 personnalités du monde intellectuel, vient en complément.

Signalons un récalcitrant : André Gide. Il refuse. Non sans malice : qu’on demande l’impunité de la part d’un régime contre lequel on appelle au renversement par les armes, n’est-ce pas déconsidérer sa propre parole ?

André Breton plaide une sorte « d’irréfragabilité » de la poésie : « On ne s’avisait pas que la phrase poétique pût être jugée sur son contenu immédiat et au besoin incriminée judiciairement au même titre que toute autre forme mesurée d’expression ». Poursuivre une expression, qui par nature est la liberté de dire dans son absolu, touche à l’esprit même, à l’activité souveraine de l’esprit…

Suit une brochure, Misère de la poésie. André Breton y développe son argument : quelles ques soient les urgences d’une période jugée « profasciste » (nous sommes, rappelons-le, en 1932 ; Mussolini est au pouvoir depuis 10 ans, Hitler s’en ouvre grand la porte…), il importe de ne pas « se méprendre sur la signification de l’acte poétique » :

« Je dis que ce poème, de par sa situation dans l’œuvre d’Aragon, d’une part, et dans l’histoire de la poésie, d’autre part, répond à un certain nombre de déterminations formelles qui s’opposent à ce qu’on isole tel groupe de mots pour exploiter son sens littéral »…/… « Il échappe, de par sa nature, à la réalité même de son contenu »…/… « La portée et la signification d’un poème sont « autre chose » que la somme de tout ce que l’analyse des éléments définis qu’il met en œuvre permettrait d’y découvrir »…/… « S’il n’en était pas ainsi, il y a longtemps que le langage poétique se fût absorbé dans le prosaïsme ».

Pas plus que la peinture, la poésie n’est une « imitation » de la nature… Peindre la bataille de San Romano ne s’assimile en rien à commettre un acte de guerre… Ecrire « Front rouge » ne consiste pas à tirer sur quiconque, ni même de donner l’ordre de le faire… L’artiste n’est pas plus responsable du sens de son œuvre que l’homme de ses rêves…

La critique de « Front rouge » sera poétique ou ne sera pas :

Illustration 3

« je me dois de déclarer qu’il n’ouvre pas à la poésie une voie nouvelle et qu’il serait vain de le proposer aux poètes d’aujourd’hui comme exemple à suivre, pour l’excellente raison qu’en pareil domaine un point de départ objectif ne saurait être qu’un point d’arrivée objectif et que, dans ce poème, le retour au sujet extérieur et tout particulièrement au sujet passionnant est en désaccord avec toute la leçon historique qui se dégage aujourd’hui des formes poétiques les plus évoluées »…/… « Force m’est donc, considérant aussi le tout de ce poème, sa référence continuelle à des accidents particuliers, aux circonstances de la vie publique, me rappelant enfin qu’il a été écrit lors du séjour d’Aragon en URSS, de le tenir non pour une solution acceptable du problème poétique tel qu’il se pose de nos jours mais pour un exercice à part, aussi captivant qu’on voudra mais sans lendemain parce que poétiquement régressif ».

Et c’est bien sur le terrain formel, et non politique (les rapports avec le parti communiste), comme il le semble, que va s’opérer la rupture, qui sera de toute la vie, entre l’auteur de Nadja et celui du Paysan de Paris… Le premier ne cède rien de l’apport surréaliste aux avancées de l’art nouveau dont il pressent l’encerclement et la colonisation par le pouvoir économique et ses animations culturelles (le saccage, en compagnie de René Char, d’un night club montparnassien, imprudemment ouvert à l’enseigne « Maldoror »). Le second aspire à une œuvre romanesque, genre proscrit par le groupe (ne plus jamais écrire : « La marquise sortit à cinq heures »). Sous le coup des réserves exprimées, il immolera, dans la chambre d’un hôtel à Madrid, le manuscrit de La Défense de l’infini, 1 000 pages et plus dont témoigne un fragment érotique épargné, anonymement publié sous le titre « Le con d’Irène » et tenu virtuose en sa langue d’apocalypse…

Ils ne se reverront qu’une fois, par hasard, devant une tâche de sang, sur un trottoir, au lendemain de l’émeute du 6 février 34… Puis Aragon deviendra une cible constante des attaques du groupe surréaliste : il incarne, plus que personne, la soumission à une des entreprises de décervelage les plus sanguinaires de l’histoire, contre tous les rêves reniés de sa jeunesse flamboyante… Il n’y répondra pas, ou par une strophe peut-être, dans « Les yeux et la mémoire » : « Mais j’aurai beau savoir comme on dit à merveille/Quelles gens mes amis d’alors sont devenus/Rien ne fera jamais que je prête l’oreille/A ce que dira d’eux qui ne les a connus »…

Ce qu’André Breton voulut préserver à tout prix, au défi de l’ordre juridique et du contrôle idéologique, c’est le champ libre de l’expérience poétique et artistique… Tel que le surréalisme y joue toute sa raison d’être : renouer avec un art magique qui enthousiasme la vie ; le contraire de « l’Art pour l’Art » comme de « l’engagement » sartrien d’après-guerre. Ni coloriage ni propagande. Le réel poétique, s’il est bien de ce monde, et pour ce monde, ne se résout jamais au déjà vu. Il commence, et toute littérature digne d’inspirée une vie, avec l’impératif de la parole rimbaldienne : « La poésie ne rythmera plus l’action ; elle sera en avant ».

C’est de tenir cette position, sans renoncement possible, qui évitera à André Breton, et à l’aventure surréaliste, le double piège du fascisme et du stalinisme, quand toute une génération intellectuelle allait s’y partager et s’y perdre (à ce propos, le Ramon, paru cet hiver, de Dominique Fernandez, en dit beaucoup)…

Le dénouement ? Les poursuites judiciaires seront abandonnées. Avec le succès du « second cartel des gauches », arrive au pouvoir un gouvernement radical, soutenu par les socialistes (tiens ! tiens ! une idée pour 2012 ?) qui n’épouse pas la querelle et passe l’éponge… Pour Aragon, c’est un moment particulièrement sombre de son existence : rupture non seulement avec ses amis, cette part vivante de lui-même, mais avec le milieu littéraire en général (Gallimard lui retire sa mensualité ; pour vivre, il vend dans les boutiques des « beaux-quartiers » les bijoux que sa compagne, Elsa Triolet, fabrique) ; alors que le Parti Communiste, au service de qui il se met entièrement, l’accueille de manière glaciale, et lui fait subir toutes sortes d’humiliantes épreuves de fidélité.

Illustration 4

Bon. Voilà. Mais alors ? Aussi passionnant que soit ce point d’histoire littéraire, - un détail dirait l’autre -, en quoi concerne-t-il notre 21eme siècle au seuil déjà de sa première décennie ? L’actualité, tout bêtement. L’actualité la plus brûlante et ordinaire…

Supposons, aujourd’hui, en lieu et place de Frossard et Gachery, dont nul ne garde le souvenir tranchant, qu’une nature aussi excessive que poétique, quelqu’un comme un rappeur, il pourrait se nommer Youssoupha, écrive : « Je mets un billet sur la tête de celui qui fera taire ce con d’Eric Zemmour ! »…

Observons. Que se passe-t-il ? Plus ou moins du pareil au même : plainte en justice… Juste une différence, essentielle pourtant : plus d’André Breton… Et silence complet des pétitionnaires chevaliers des arts et lettres. Car, désormais, attention, l’artiste n’oublie pas sa conscience citoyenne. De droite ou de gauches, avec certaines espèces intermédiaires, il ne dit plus n’importe quoi ! Il y a tout ce qu’on voit dans les banlieues… La racaille… les barbares… Une chance, nous avons toujours l’Imprécateur, Val ou Finkielkraut notamment, pour guetter à la sortie du virage et saisir notre permis si une parole arrive trop vite…

Le pas gagné par André Breton, celui de l’exception poétique (et non culturelle, qui se préoccupe du prix du livre, de l’industrie cinématographique ou du téléchargement illégal ; et très secondairement de la folle avoine des mots en liberté), - aura rejoint tous ceux perdus depuis dans notre époustouflante démocratie…

C’est encore au trébuchet « moralo-politique » qu’on en juge des mots d’un poème. Logique normative de toute société ? Vengeance du permissible sur le permissif ? Fin de l’épopée galante et libertaire ? Notre Président l’a dit : c’est la faute à Mai 68 !

D’ailleurs, il n’échappe pas que cette révolte printanière empruntait beaucoup à l’esprit surréaliste. Entre particulier ses slogans qui nous devons notre dégénérescence morale : « Jouir sans entrave » ; « Sous les pavés la plage » ; « Soyons réalistes, demandons l’impossible ! ». Et le pire: « Il est interdit d’interdire ». Heureusement, on n’hésite de moins en moins à lui substituer la formule « révolutionnaire » de Saint Just : « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté ! »…

D’une gentille censure l’autre, ces jours-ci une exposition interdite, s’installe la subordination de l’imaginaire de l’artiste (c’est-à-dire l’expression souveraine d’un univers personnel) aux exigences de l’ordre social. En d’autres temps, on parlait d’une « police de la pensée »… Mais c’est ainsi que le Bien est commun et triomphe sous son implacable ciel de guimauve, firmament d’étoiles cloutées, multicolores et clignotantes.

Kairos

Maurice Nadeau, Histoire du surréalisme, Point/Seuil (1970)

Louis Aragon, Persécuteur persécuté, Stock (1998) et in tome 1 des Œuvres poétiques complètes, La Pléiade/Gallimard (2007) ; La Défense de l’infini (fragments), Gallimard (1986)

André Breton, Misère de la poésie in tome 2 des Œuvres complètes, La Pléiade/Gallimard (1992)

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