Billet de blog 10 juillet 2009

Dominique Conil (avatar)

Dominique Conil

Journaliste à Mediapart

Homme rare des Terres rares, Axionov

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Il aurait fallu une des ces cuisines moscovites où les heures tournent, et tournent, c’était Paris, il arrivait de Biarritz dont il s’était entiché, on a fait avec. En janvier 2007, une attaque cérébrale l’abat sur le volant de sa voiture, à Moscou. Peut-être portait-il encore une de ces vestes chiffonnées, les secours pensent avoir affaire à, diront-ils, « un Russe ordinaire », pas à un écrivain célèbre. Plusieurs heures s’écouleront avant son hospitalisation. Depuis, il était dans le coma, sans espoir de retour. Il est mort lundi. « Non, mais vraiment ! Un embouteillage à Moscou la huitième année de la révolution ! » Première phrase de son plus grand succès, Une saga moscovite.


Impossible d’évoquer ses livres, dont le tout dernier, paru en janvier 2009, Terres rares, sans parler aussi, d’abord, de sa vie. Sa vie est dans ses livres, fragments insérés, chahutés par une langue inventive, des délires ravageurs, une liberté de ton absolue. Sa vie a commencé comme chez les Gradov de la Saga, enfant d’irréprochables communistes – son père est secrétaire du Comité régional du Parti – et très vite, « ennemis du peuple », déportés au Goulag en 1937. Vassili Axionov a cinq ans, est placé en orphelinat, ne reverra jamais son père. Sa mère, elle, va tenir pendant dix-huit longues années. Elle fera bien plus que tenir. Elle s’appelle Evguenia Guinzbourg, et elle l’auteur de l’extraordinaire Vertige,du Ciel de Kolyma. Cette mère retrouvée en 1948, convertie à l’orthodoxie mais assignée en Sibérie, Axionov la rejoint. Et hormis quelques incursions à Moscou – relatées dans son avant-dernier roman, Les Hauts de Moscou, où l’on voit un fils d’ennemi du peuple mordu de jazz s’introduire dans l’immeuble réservé aux apparatchiks – il entreprend des études de médecine, métier qu’il n’exercera guère que jusqu’à la parution de son premier livre, Confrères, succès immédiat. Staline est mort, une génération nouvelle se reconnaît dans l’ironie ravageuse, le décalage du jeune écrivain. Il ne sera pas publié longtemps… Il manque devenir abonné à la « littérature du tiroir », celle que sous Brejnev, comme sous Staline autrefois, on écrit, mais qui n’est pas éditée. Du moins en URSS ; ailleurs, on suit. Antoine Vitez, entre autres, qui montera à Chaillot son Héron. Un samizdat plus tard, il est expulsé,en 1980, et part pour les Etats-Unis. Dissident, écrit-on, il corrige : « écrivain en exil ».

Une saga moscovite, qui retrace l’histoire d’une famille de l’intelligentisa au travers des années 1924-1953 parait en 1994. Le succès est immense. De fait, le livre réinvente la Saga, dépouillée de ses pesanteurs – l’époque n’est pourtant pas légère –drôle, terrible, met en scène des amoureux fous de la poésie, Staline, Beria, et bien d’autres, avec l’inventivité d’un Boulgakov, pour ne citer qu’une référence. Et raconte, ici et là, la vie d’Axionov, dont les retrouvailles avec sa mère après onze ans de séparation, qui le confond avec son frère.

Dans la Saga, Axionov fait presque une concession aux normes de la narration (de justesse). Il n’entend pas poursuivre dans cette voie. Il n’a pas appris la souplesse d’échine, non plus… Il rompt avec les Etats-Unis, littérature trop mercantile, il rompra ensuite avec Gallimard, en France qui n’a pas fait bon accueil à un livre bien plus déjanté, Lumineuse césarienne.

Et déjanté, il le restera désormais, qu’il aborde les relations entre Catherine de Russie et Voltaire ou qu’il en revienne à l’Union soviétique, revisitée avec la plus grande fantaisie, personnages aux identités mouvantes, héros du peuple, gymnaste haute époque, serviteurs espions.

Et la Russie, il y retourne, nationalité rendue. Avec les honneurs : on s’arrache ses livres autrefois interdits, on lui attribue même un appartement dans l’un de ces grattes-ciel staliniens décrit, et superbement investi, dans Les Hauts de Moscou. Décrire l’humour est triste ; Axionov lui exerce son humour sur le triste, et en revient encore et toujours, à cette union soviétique, non sans motif : "Les conséquences de soixante-quinze ans de régime totalitaire sont trop fortes, et les Russes ne peuvent comprendre ni ce qui se passe aujourd'hui, ni leur passé", dit-il.

Biarritz-Moscou : on aurait pu le croire un moment séduit par Poutine : il soutient la guerre en Tchétchénie. Mais au premier rappel des temps anciens – qui ne manquent pas – on le retrouve parmi les défenseurs de Khodorkovski, expédié alors en Sibérie, auquel il dédie son Booker Prize, décerné pour A la Voltaire.

Et le voici qui réalise la fusion, dans Terres raresentre l’avant et maintenant : de Biarritz à Moscou, et inversement, en passant fréquemment par l’Afrique et la Sibérie, une épopée multiface, une cavalcade bourrée de références, où se mêlent oligarques, services, amoureux, et l’auteur en personne, sous forme de Bazz Oxelotl, en panne sèche devant l’ordinateur parmi les tamaris de la côte basque.Terres rares n’est peut-être pas – pour ceux qui n’ont pas lu Axionov – le livre par lequel il faut aborder l’œuvre. C’est une somme, une ultime empoignade. N’y invite-t-il pas, pour des passages façon adieux à la scène, une bonne partie des personnages de ses précédents romans ? Un peu plus branque encore que d’habitude, ponctué de vers qui vont de l’hilarant au simple bizarre. « Le roman culbute et par la même s’accomplit », y écrit-il. Et ces quelques lignes, vers la fin : « Je dois avouer que je ne m’attendais pas à une fin aussi triste. Je ne cessais de rêver malgré tout à un sursaut, à une sorte de victoire, à l’apparition non de spectres, mais d’êtres vivants, à une vague d’héroïsme désuet, mélange de douce mélancolie et de dure ironie. Quelque chose comme ça. Hélas, cinq pages avant la fin, tout a tourné autrement. »

Hier, après un hommage à la Maison de la Littérature moscovite, celle qui ne l’accueillait guère autrefois, Vassili Axionov a été enterré au cimetière Vagankovskoie.Tous ses livres ont été traduits par Lily Denis.Une saga moscovite a été publiée par Gallimard (existe en Folio). Egalement chez Gallimard : Recherche d’un genre : Première version ; Paysage de papiers ; Un petit sourire, s’il vous plaît ; L’Oiseau d’acier : Nouvelle avec digression et solo de cornet de piston ; L’Ile de Crimée ; Une brûlure ; A la recherche de Melancholy Baby ; Physicolyrica ; Le doux Style nouveau. A partir de 2003, chez Actes Sud :

Le Héron ( théâtre) ; Lumineuse Césarienne ; Les Oranges du Maroc (Babel) ; A la Voltaire ( Babel) ; Les Hauts de Moscou ; Terres rares.

Portrait de Eve Clair.