Il faut imaginer une époque - et même la Belle Epoque ! - où « l’enfer » de la Bibliothèque nationale ne fait pas l’objet d’une quelconque exposition ouverte au grand public… Une époque où Sade, à présent reconnu l’un des grands prosateurs du XVIIIème siècle, 3 volumes de la Pléiade sur papier bible dans toutes les bonnes libraires, représente l’impossible de la littérature… Où Catulle et Martial ne paraissent qu’en version expurgée…
C’est de ce moment que Pierre Louÿs (1870-1925) témoigne. En le mettant au défi. Et avec le projet de faire venir au grand jour la « quête» érotique, non dans ses petits arrangements physiologiques, mais comme l’esprit même de la sensation. Il joue et déjoue. A travers ce qui prendra l’apparence d’une tétralogie (dont il subsiste Les Chansons de Bilitis - comme il reste les images floues de David Hamilton ? et La Femme et le Pantin - du moins sa plus récente version cinématographique, due à Luis Buñuel : Cet obscur objet du désir (il en existe également une de Julien Duvivier avec… Brigitte Bardot, 1958)… Les deux autres titres, Aphrodite et Les Aventures du roi Pausole, ayant sombré dans l’oubli des catalogues…
Je disais « quête », et pensais aussi « question », c’est-à-dire tourment, souci, cruauté (à l’instar du fameux théâtre d’Antonin Artaud), faussement de tradition rabelaisienne (l’épanouissement du corps comme santé ; n’oublions pas le médecin chez le Prieur de Saint Maur !), par stratagème, pour que surgisse ce « bloc d’abîme », qu’évoque Annie Le Brun, sous les nuances acceptables d’une prose érudite.A titre de vérification, la série d’écrits « pornographiques » posthumes, republiés ces dernières années aux éditions Allia (Trois filles de leur mère, Manuel de civilité pour les petites filles à l’usage des maisons d’éducation, Pybrac, Douze douzains de dialogues, Paroles), où le flagrant délit des corps se livre à tous ses excès, atteste de l’enjeu démoniaque de tous les jardins d’Eden…Cependant, prenons Pierre Louÿs pour ce qu’il est : un écrivain d’une langue française encore ajustée au classicisme de Boileau et Voltaire ; fin lecteur et traducteur des poètes de la Grèce antique, au point que son imitation d’une poétesse émule de Sappho fut pris au sérieux par d’avisés professeurs de la Sorbonne, qui crurent à l’existence de Bilitis ! C’est aussi à Pierre Louÿs que nous devons une découverte littéraire renversante : Corneille aurait écrit les pièces de Molière ! Ce dont disputent à l’heure actuelle les spécialistes… Ajoutons que bien avant Jacques Henric photographiant Catherine Millet, Pierre Louÿs a laissé de suggestifs clichés de Marie de Régnier nue (la fille du célèbre poète parnassien José-Maria de Heredia : « comme un vol de gerfauts hors du charnier natal » ; et par ailleurs épouse d’Henri, romancier et académicien français, fut sa grande passion amoureuse, en trame et démonstration de l’œuvre elle-même).Certes, on le lit plus Pierre Louÿs. Il erre désormais parmi les limbes, avec ces autres disparus de la mémoire littéraire que sont les Paul-Jean Toulet, Claude Farère, Rémy de Gourmont, Jean de Tinan, Paul Bourget, Marcel Schwob ou Octave Mirbeau ; écrasé dans un pli géosynclinal, entre les grands classiques du 19ème et la modernité « surréalisante » (André Breton, bien entendu, admirait Pierre Louÿs !). Notre âge post moderne n’en est plus là, il avance loin, et sans rétroviseur, dans l’expansion infinie de l’univers. Aussi comment conseiller aujourd’hui la lecture de Pierre Louÿs ? Sauf à tenir l’anachronisme comme la marque de la liberté souveraine de l’esprit…