Partir, ce n’est pas seulement rompre. C’est aussi rejoindre.Et rejoindre, c’est dépasser. Dépasser pour se dépasser.C’est continuer ailleurs, continuer « l’ailleurs ». Et la seule chose à continuer qui vaille, tant que notre vie ne s’est pas fondue dans la glace des millénaires, que serait-ce, sinon aimer ? Respirer pour aimer. Ce qui fait du vide une attente…
.« Après des semaines sans nouvelles, j’avais décidé de faire le même voyage, dans le même train ». Inquiète, Anne s’embarque à bord du Transsibérien. Vers les rives du lac Baïkal, où Gyl, l’ancien amour qui reste un attachement, est allé vivre, « sur un coup de tête ». Il « ne voulait pas renoncer à tout ce qui avait donné du sens à sa vie jusque-là, bâtir un monde idéal »…
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Car le voyage est toujours l’envers du temps. Ce point d’interstice « où je m’oubliais, ou plus exactement j’étais happée, étourdie, enivrée par cette sorte de solitude qu’engendre le voyage, cet oubli momentané des habitudes, des repères ». Mais comme il a une destination, le voyage est aussi « la distance entre nous et le temps qui s’était écoulé, un temps auquel j’avais trop longtemps tenté d’échapper ».
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S’il n’y a pas de fuite possible, nulle part, il y a des rencontres, des lointains approchés. A mesure des marques qu’il nous inflige, le temps est notre révélateur : il a ce goût du bonheur qui reste quand tout s’éloigne… De toute manière « je savais que le véritable voyage se fait au retour, quand il inonde les jours d’après au point de donner cette sensation prolongée d’égarement d’un temps à un autre, d’un espace à un autre ». En ce bout du monde, Anne atteint la fin d’une histoire : « Ce n’était pas du dépit que je ressentais, c’était plutôt un sentiment d’éloignement, l’impression d’une deuxième séparation, cette fois plus radicale que la première ». Une fin qui n’est pas un renoncement ni un désespoir. Une fin qui renverse une fois de plus le sablier et atteste de ce qui recommence : la vie insoumise… ouverte, offerte..
La lumière, comme l’ombre, vient des choses elles-mêmes, des présences. Et non pas du ciel. Du regard et non pas du ciel. Ce premier regard qui noue le désir, la peur et l’ivresse dans le désir. « Parfois ils apparaissaient et disparaissaient sans qu’un mot ait pu être échangé. Tous n’étaient qu’ombres furtives, surtout la nuit, lorsque le train s’arrêtait quelque part, qu’ils allaient et venait dans le silence et le mystère de leur vie »..

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Cerise oubliée, à la fin de toutes les saisons. Cerise attardée, qui demeure, dérisoire à la gourmandise des passereaux. « Malgré son grand âge et cette immobilité contrainte, Clémence était encore dans l’idée du bonheur, dans l’amour de la vie, toujours prête à saisir un instant lumineux ». Quand le désir qui n’est plus possession mais appartenance..
Michèle Lesbre, dans ce petit livre « émerveillant », redonne au vieillissement et à la solitude sa part intacte de rêve. Chaque personnage y est un glissement vers l’autre : pour qu’il se retrouve enfin lui-même, qu’il n’en finisse jamais avec l’histoire qu’il porte et qui l’emporte. « Cette douceur qui gagne le corps et l’esprit lorsque le sommeil se confond avec l’attente de l’autre qui va venir ». « Voyager avait toujours signifié tenter un lien aussi ténu fut-il avec le monde, écarter ce qui se faufilait entre lui et moi, les distances, les langues »… Ne rien lâcher : avec un simple éclat de mémoire, on aveugle le minotaure et on lui brûle la politesse….
A toute fin, avons-nous autre chose à oser que la traversée d’un fleuve, ce fleuve, paraît-il, où nul ne se baigne jamais deux fois, pour aller à un rendez-vous qui ne sera qu’un nouveau mirage, où personne même ne sera venu, et où pourtant le silence et l’abandon contiennent, jouée d’avance, l'approche d'un prochain visage, celui des hasards nécessaires ? « Je mesurais l’étrangeté de l’amour, son dénuement »….
Kairos.
Michel Lesbre, Le Canapé rouge, Gallimard, Folio, 5 €, prix Pierre-Mac-Orlan 2007

Egalement en Folio La Petite Trotteuse, et, à paraîtreen mai Sur le sable, Sabine Wespieser éditeur.