Je ne savais pas ce que c'était. Je tenais un drôle d'objet dans les mains. Roman, reportage, rapport de police ? Je l'avais ouvert, posé, écarté, oublié. Puis, la longue nuit de l'hiver venue, écran éteint, écrivain étant, aussi, à la recherche de quelque chose qui me nourrisse, un message de la jeunesse à ma nuit venant : "Tu devrais lire ça ..."

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Ça : ils ont bien fait de ne pas translater le titre. Into the wild, en effet, Jon Krakauer. "Dans la sauvagerie" n'aurait pas dit de quoi il s'agit, pas plus que "dans la vaste nature sauvage". Il s'agit bien d'autre chose, plus subtil que ce qui m'a rebuté au premier abord. Un compte-rendu froid, chiffré, laborieusement élaboré, une prise de distance avec ce qui va se révéler être d'une brûlante intimité : notre propre jeunesse ébouriffée, le meilleur de nous-mêmes, quand nous lâchions la proie pour l'ombre, et partions sur les routes.
Comment se perdre pour se trouver ? En ne prenant pas de carte pour se confronter au terrain. Affronter la sauvagerie dehors et dedans, la jeunesse bouillonnante de Perceval, encore Perceval en corps (Oui, je sais : obsessionnel comme la question posée quand passe le plat vide : le Graal, quoi ? Qui ? Où ?) Là-bas, dans le Nord, l'Alaska, en l'occurence, que Chris ("Chris" ! "Jesus is just all right, oh yeah !" On peut réentendre Roger Mac Guinn, ici) rejoint comme on se rejoint soi-même enfin. En fin, plutôt, doit-on dire, quand on se demande à quelle mort on a droit quand on est fou d'énergie vitale. Mort de faim, mort de solitude, mort d'amour fou pour un monde que l'on aurait voulu innocent, naïf, plutôt, comme un "native".
Into the wild, roman plat, vide, comme un graal, s'emplit peu à peu de cette présence incandescente : un jeune homme -américain blanc, cela a son importance- quitte son père installé (comme pouvait l'être le père de François, à Assise) en Virginie, trois voitures, une grande maison, des études assurées à Harvard. Il quitte, Chris, il est libre, il part sans se retourner, straight ahead. Il se cherche, mais sa religion, à lui, est quelque part du côté de Tolstoï, Thoreau, Walt Whitman, quelque chose de "Leaves of grass".
Peu à peu, pas à pas, l'un après l'autre ("jusqu'au dernier"), aprés le passage de la rivière qui le séparera définitivement du monde (la Sushana ? Sushina ? Je vous l'ai dit : Chris n'a aucune carte de ce "wide wild") il trouvera ce qu'il est -"sans doute", mais il y en a un, une question, toujours la même : et si c'était vrai ? Et si c'était faux ? Roman ou reportage ? Littérature ou journalisme ? En tout cas, le journal de Chris Mac Candless est mince, noté sur des pages arrachées à Tolstoï (on n'est pas si loin du détroit de Bering, après tout, l'immense Russie, là-bas, l'Amérique de l'Est) : dans la sauvagerie de la forêt - il ne s'agit pas du petit bois de Saint-Amand, mais de wildness, wide wild, encore une fois - les mots n'ont plus cours, dans cette sauvagerie choisie par un rêve (à 10 kms d'un point de civilisation, quand même : une cabane de refuge pour la police montée, mais on ne le sait pas, on ne veut pas le savoir, on vit sa vie, sans carte, sans boussole, avec très peu de cartouches. Et pourtant les ours, là-bas, ne sont pas une plaisanterie : le grizzly est un monstre réel.)
Et voilà Chris Mac Candless ("Candless" !) innocent endurci ("Travaille, fils ! Il faut réussir ! There is no alternative !") abandonné sans pleurs - il y a longtemps qu'il a renoncé aux pleurs - qui meurt. De faim.
Ses parents ne comprendront jamais.
Pourquoi ?
"Plutôt que l'amour, l'argent, la gloire, donne-moi la vérité. Je me suis assis à une table où il y avait de riches mets et des vins en abondance servis par des domestiques obséquieux, mais où la sincérité et la vérité étaient absentes ; et j'ai quitté cette table si peu accueillante la faim au ventre. Leur hospitalité était froide comme de la glace".
Henry David Thoreau - Walden ou la vie dans les bois.
"Car les enfants sont innocents et aiment la justice, alors que, pour la plupart, nous sommes mauvais, ce qui fait que, naturellement, nous préférons la pitié".
G. K. Chesterton.
Jon Krakauer, Into the wild, 10/18, "domaine étranger".