Ces dernières semaines, fidèle du Club Mediapart, j’ai lu des choses intéressantes à propos de sujets essentiels tels que l’humanisme, le colonialisme, les genres, le mal, ou maintenant l’art et le trafic de cadavres, qui me laissent dans une pensée flottante…
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Mais voilà, par ce hasard qui paraît-il fait si bien les choses, le seul dieu qui vaille selon le cher Lucrèce, je découvre un ouvrage de Romain Gary, L’Affaire homme (Folio), paru en 2005, que j’ignorais, et qui apporte son jeu d’ombres et de lumières sur ces sujets parfois âprement, sinon cruellement, discutés… Un jeu d’ombres et de lumières qui s’amuse des certitudes en vogue et brouille, non sans véhémence, les cartes données gagnantes… « Plus je réfléchis en termes de logique aux guerres, à la surpopulation et la faim, plus le cannibalisme m’apparaît comme une solution rationnelle »…
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Car, ne le dissimulons pas, Romain Gary est un esprit parfaitement réactionnaire. De son vivant déjà, enveloppé de cette totale mauvaise réputation (ce beau nuage de fumée qui permet tous les déplacements), rien pour lui ne se sera arrangé depuis, au contraire, selon l’avis de la plupart de nos contemporains, j’imagine ! Toutefois, précisons : « réactionnaire », en l’occurrence, ne signifie pas qui refuse le progrès, la nouveauté - s’ils existent autant qu’on l’affirme, - mais qui réplique à son époque, qui la contredit et n’aveugle pas le passé avec les visions brumeuses du futur…
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Pour le coup, il s’agit d’un ensemble de publications diverses, articles et entretiens, de 1957 à 1980 (l’année du suicide), opportunément réunies, qui montre l’insistance d’une ligne générale, l’itinéraire en plein cœur et aux marges d’une époque de « chamboule tout », en train d’installer ses nouveaux conformismes ! Et que résume peut-être cette assertion provocante parmi d’autres : « Spirituellement, nous ne sommes capables d’aucuns accomplissements si ce n’est celui de nous interroger ».
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Ainsi, le colonialisme, vu et revu à l’heure même où l’Afrique gagne son indépendance. On ne retrouve pas exactement la condamnation inconditionnelle qui prévaut à présent, c’est une appréciation déliée, souple jusque dans la trame, au seul service des événements, de leurs contrastes et leurs vertiges :
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« Le colonialisme fut d’abord une aventure personnelle et ce n’est pas un paradoxe de dire qu’il ne prit la forme d’une doctrine politique que le jour où il apparut aux Européens responsables qu’il fallait protéger les Africains de certains européens »…/… « Le colonialisme, en tant que doctrine, était porteur de tout un concept d’obligations envers la nouvelle terre et ses habitants qui n’étaient pas tellement éloigné des idéaux qui envoyèrent les armées françaises à travers l’Europe après la Révolution de 1789 »…/… « Le colonialisme européen est certes moribond, mais, en un sens, la colonisation de l’Afrique ne fait que commencer. Un nouveau colonialisme déferlera de l’extérieur sur l’Afrique, avec l’invasion d’une culture de masse, l’uniformité de ses façons de penser, de se conduire, de parler et de s’habiller, et son glamour chromé ; et il arrivera aussi, plus dangereusement, de l’intérieur, avec l’essor de leaders africains impitoyables ou de machines politiques totalitaires ; ceux-ci ravaleront la population au rang d’esclaves et de forçats qu’aucun système colonial européen n’a jamais imposé »…/… « De nos jours, le jeune européen va en Afrique parce que le monde est petit et qu’il a besoin de place pour ses projets, et parce que le monde devient rapidement une communauté planétaire. L’Afrique excite son imagination, non pas comme une terre de mystère et de magie, mais en tant que défi salutaire à son talent technique. » Et cette dernière observation ne vaut-elle pas autant pour « l’expert économique » du FMI que pour le guérisseur allumé d’une Arche de Zoé? En tout cas, ce texte de 1959 reste en situation… et démantibule quelques poncifs du jour ?
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Et puis, autres colonisées, les femmes, inévitablement, elles aussi en état de révolte, que Romain Gary refuse de flatter dans leur insoumission, tout en ne les aimant que plus :
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« La femme, orgueil et joyau de la civilisation, n’existe plus : elle est devenu un être humain » …/… « Encore une fois, elle devient comme nous, une petite créature vivante, insignifiante, comme moi. Qui en veut ? ».../… « Les femmes désirent-elles vraiment abandonner leur qualité lyrique, leur rang exalté de créatures de rêve et le beau rôle qu’elles jouent dans notre culture à seule fin de siéger derrière un bureau de cadre ? ».../… « Le résultat est que la relation entre hommes et femmes aujourd’hui ne saurait plus fournir le moteur élémentaire de quête et d’énergie dans la vie - situation qui débouche sur une approche morose, prosaïque, et déprimée de la vie elle-même ».
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Nul doute, Romain Gary ignorait le séminaire du docteur Lacan (La Femme n’existe pas !)… Cependant, il ne s’ensuit pas pour l’homme une supériorité, une domination… D’abord, cet aveu baudelairien : « C’est incontestable, j’ai des tendances lesbiennes ! La vérité c’est ça ! ». Et ceci : « Les hommes sont supérieurs aux femmes, mais les femmes sont supérieures aux hommes ; voilà pourquoi les deux sexes sont égaux, de manière différentes et à des niveaux divers. En vérité, la supériorité est au principe de toute la conception humaniste de l’humanité : elle implique l’admiration, non la condescendance ». Ou : « C’est qu’on m’aura lu perversement. La femme pour moi ne saurait être une « chose » que l’homme « construit » ; l’homme et la femme se construisent réciproquement. Il s’agit d’un échange et non d’un lien de subordination ». Ce qui implique que les genres ne se confondent pas, qu’ils aient des caractères propres à développer et soutenir ; ce qui, si je comprends bien, ne serait plus exactement d’actualité… Juste un aparté, pour mesurer l’écart. Si par exemple un Michel Houellebecq rapprochait « Alcoolisme et homosexualité en conséquences évidentes » de l’état dégradé de la relation homme/femme, outre les indignations et les insultes à tous les échos, ne tomberait-il pas sous le coup de poursuites judiciaires, de nos jours ? Il me semble bien…
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Il n’est guère tendre, on le craignait, avec les impérieuses et impératives libérations du printemps des barricades et le type de société qui s’en diffuse, à la remorque de la nouvelle ère du capital impavide ! Son œil de vieil éléphant, de diplodocus même, y discerne les folles promesses d’un bel avenir barbare de plus :
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« La société « d’abondance » et de « croissance continue » soumet les jeunes dont l’avenir, au mieux, se situera autour du SMIC, à un bombardement provocateur, publicitaire, « exemplaire », qui créé et entretient un état de frustration, de manque et de dépossession permanent »…/… « Voilà plus de vingt ans que nous assistons ou participons à une fuite dans une dimension sexiste verbale et visuelle qui tend à accentuer de plus en plus la superficialité grandissante des rapports humains »…/… « L’exhibitionnisme et la surenchère sexistes de ces dernières années auraient pu être délibérément inventés par des ennemis acharnés de la sexualité, décidés à la banaliser et à bureaucratiser jusqu’à l’inexistence »…/… « Ainsi ces psychologues réclament la fin de l’autorité paternelle, raison, d’après eux, de tant de traumatismes, et attribuent pourtant le recours à la drogue au… déclin de cette même autorité »…/… « Or cette provocation sexuelle s’accompagne d’une frustration extraordinaire car, contrairement à ce que l’on croit, il y a une marge gigantesque entre la promiscuité et la liberté sexuelle »…/… « Il y a seulement 3 ans en France, personne n’avait entendu parler de viol collectif. Aujourd’hui c’est presque monnaie courante ».
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Cette dernière phrase, extraite d’un entretien d’août/septembre 1968 (Lui), aurait-elle écrite ce matin? Tout comme ce passage, (Le Figaro, 27-28 décembre 1975): « La prolifération des bandes de loulous de banlieue a augmenté au cours de l’année ; Contrairement aux pensées pieuses, elle n’est pas uniquement le résultat de la désintégration de la famille ; la famille a vraiment bon dos. La vérité est que les bandes se forment parce que l’adolescent se sent insignifiant face au gigantisme tout-puissant et écrasant de la communauté qui l’entoure». N’est-il pas dommage, vraiment dommage, que les moralistes, mêmes « réactionnaires », aient désormais cédé la place aux moralisateurs, si souvent « progressistes » ?
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Heureusement, avec sa défense de la nature et son refus de l’écrasement économico-productiviste, Romain Gary, au bord du précipice, redresse le balancier à « gauche » :
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« Certes, nos valeurs spirituelles et culturelles sont souvent bien encombrantes. Elles entrent en contradiction avec l’idée même d’un maximum d’efficacité ; elles tendent à freiner l’organisation froidement rationnelle des sociétés hautement matérialistes. Néanmoins, le fait est que si nous commençons à nous soumettre au diktat de la seule efficacité matérielle, le genre humain pourra éventuellement survivre, mais pas l’humanité »…/… « Pour moi, je sens profondément que le sort de l’homme, et sa dignité, sont en jeu chaque fois que nos splendeurs naturelles, océans, forêts ou éléphants, sont menacés de destruction »…/… « Dans une société vraiment matérialiste et réaliste, poètes, écrivains rêveurs et éléphants ne seront plus que des gêneurs »…/… « L’idéologie est désormais associée au massacre de masse. La société matérialiste ne trouve nulle part où aller, si ce n’est pour en remettre toujours plus, et il n’y a plus en vue ni Dieu ni homme »…/… « Le souci passionné d’autres espèces que la nôtre est un fait récent, qui n’est pas dû à la seule prise de conscience écologique. Il procède en partie de la perte de nos illusions - à l’égard de la civilisation et de nous-mêmes -, en particulier chez les jeunes » ; Mais le constat est comme halluciné : « Il nous apparaît clairement qu’il nous faudra reconstruire entièrement la société ou établir un Etat policier »… pour lui le vrai danger n’étant pas du côté des rébellions, au contraire, mais de celui des « masses indifférentes »…
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Mais, alors, oui alors, quel est ce rêve encore et toujours poursuivi ? Le premier, bien sûr. Le seul… Celui de l’homme… L’homme du vieil humanisme européen. Mis à mal. Mis en pièces, comme jamais, par l’histoire du siècle vingtième du nom, ses idéologues, ses banquiers… Stasi, KGB et CIA en prime.
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« Il n’y a pas moyen de créer de la grande littérature sans le genre d’approche irréaliste de l’homme par l’homme qui conduit finalement à construire une nouvelle espèce de réalité »…/…« Je crois à ce qui est le plus menacé aujourd’hui sur le plan sociologique et même philosophique, c’est-à-dire l’humanisme »…/… « Les juifs rebelles du ghetto de Varsovie ne pouvaient espérer aucune victoire sur la machine de guerre allemande. Mais ils conquirent la dignité et l’honneur ».
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Et plus que tout, la hantise que l’égalisation se substitue à l’égalité. Comme dans les camps nazis… Comme dans le socialisme réel… Comme dans cet ordre économique mondial où la France cesse d’être une Idée ; où le massacre des éléphants et des baleines s’autorise de quotas… C’est le point crucial, passion et carrefour, de la protestation déferlante de Romain Gary : « Si les hommes se ressemblaient complètement, la fraternité serait impossible. Ne dites jamais que l’homme noir et l’homme blanc sont le même homme ; ils ne le sont pas, et c’est pourquoi l’homme blanc a besoin de l’homme noir, l’homme jaune de l’homme blanc, l’Amérique de la Russie, et ce qu’on appelle la vocation universelle de l’homme - si cela signifie quelque chose - veut dire cultiver ces différences culturelles psychologiques, artistiques, religieuses, physiques, pour la variété, le développement, le foisonnement, la richesse et la fécondité du fonds humain commun »…/… « Nous sommes le fruit d’une compétition avec la réalité. Nous sommes une créature de notre imagination, d’une image culturelle élaborée à laquelle nous essayons de nous conformer, un mythe de dignité, de pudeur, de fraternité, de générosité et d’humanité qui est poésie pure ; il ne saurait y avoir d’approche scientifique de notre nature : l’homme culturel est une création artistique ». Ce que Romain Gary récuse c’est cette course au même qui finit par se perdre dans les « tribus », qui brûle les identités comme la politesse (ainsi une charge roborative contre « le triomphe de la grossièreté », à partir des coups de chaussure de Khrouchtchev sur son pupitre à l’ONU)…
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Romain Gary - dont « toute l’œuvre est braquée sur un certain sentiment de catastrophe » - ne laisse au bout du compte que les traces éparses d’un homme libre dans son parcours solitaire… il ne donne aucune leçon, ne dispense aucune vérité (« Prenez une vérité, levez-la prudemment à hauteur d’homme, voyez qui elle frappe, qui elle tue, qu’est-ce ce qu’elle épargne, qu’est-ce qu’elle rejette, sentez-la longuement, voyez si ça sent le cadavre, goûtez en gardant un bon moment sur la langue - mais soyez toujours prêt à recracher immédiatement. La démocratie, c’est le droit de recracher ») ; Il prend position, constamment, et au jour le jour, selon les mouvements de l’ennemi, avec cette ultime exigence d’une l’âme vacillante mais sans peur : « - Vieillir ? - Catastrophe. Mais cela n’arrivera pas. Jamais. »
Kairos
Romain Gary, L’Affaire homme, Folio, 356 p., 2005, 7 €.
