La Suisse aura vraiment bu le calice libyen jusqu'à la lie. Pour obtenir la libération d'un de ses ressortissants détenu en otage en Libye, la ministre suisse des Affaires étrangères aura dû aller à Tripoli et se rendre sous la tente du colonel Kadhafi présenter ses excuses. Des excuses pour quoi ? Pour avoir laissé la police genevoise arrêter l'un des fils du dirigeant de Tripoli dans un grand hôtel, en août 2008, à la suite de la plainte de ses domestiques pour violences. Et pour avoir laissé la Tribune de Genève publier les photos d'identité judiciaire du prévenu.
Une atteinte à l'honneur insupportable pour le dirigeant de Tripoli. Le président Kadhafi ne pouvait pas tolérer que son fils soit arrêté et menotté comme un vulgaire malfaiteur et que sa photo, qui le montrait mal rasé et hagard, soit publiée dans un journal. Depuis deux ans, cette affaire de simple police est devenue une affaire d'Etat entre la Suisse et la Libye et un cas d'école pour diplomates : comment gérer une crise diplomatique de manière catastrophique. La presse suisse a beau titrer "Une leçon de réalisme", l'affaire Kadhafi a révélé aux Suisses que leur gouvernement de notables était incapable de faire face à la pression d'un dictateur rusé et sans scrupules.
Cette affaire a révélé que le gouvernement fédéral et le gouvernement cantonal de Genève sont restés confits dans leur juridisme pointilleux. Trop longtemps, la Suisse s'est drapée dans les grands principes du droit international. Des politiciens sans vision n'ont pas compris qu'on ne négocie pas avec le colonel à la morale de Bédouin du désert comme avec un chef d'Etat occidental. Ils ont été pris dans un piège et dans un rapport de forces inégal.
A chaque mesure d'apaisement proposée par des Suisses un peu naïfs, la Libye a répondu par une provocation. Oeil pour oeil, dent pour dent ! Tu arrêtes mon fils ? Je prends des hommes d'affaires suisses en otage. Tu brandis de grands principes ? J'interdis l'entrée en Libye à tous les ressortissants de l'Union européenne. Tu proposes un tribunal arbitral ? J'exige un demi-million de dollars d'indemnité. Tu acceptes ? Je veux la condamnation publique des policiers et des excuses publiques du président suisse sous ma tente, à Tripoli.
Pour obtenir la libération de son otage, la ministre suisse des Affaires étrangères a dû affronter l'humiliation. Cette socialiste qui défend les droits de l'homme et qui milite pour l'entrée de la Suisse dans l'Union européenne, a obtenu le retour de l'homme d'affaires en s'inclinant devant un sous-fifre du Guide et en présentant une fois encore ses excuses pour les fautes commises à Genève. Pire encore, sa démarche n'aurait pas abouti sans l'appui de Silvio Berlusconi, l'ami de Kadhafi et fameux protecteur des droits humains, présent lui aussi à Tripoli. Et malgré les dénégations suisses, il semble bien que 1.5 million d'euros aient été versés à la Libye.
Tout est donc rentré dans l'ordre ? Les otages suisse sont au pays, la Suisse officielle a fait profil bas, immense soulagement en Helvétie. Punkt schluss. Pas si sûr : la Suisse a accepté qu'un tribunal arbitral juge des conditions de l'arrestation du fils Kadhafi. On peut faire confiance aux avocats du colonel : ils vont utiliser cette tribune pour traîner dans la boue la Suisse, accusée d'être "un Etat mafieux".
Kadhafi a encore encore en main des cartes économiques : il a ordonné l'arrêt des livraisons de pétrole à la Suisse. Les achats du pétrole libyen se sont effondrés de 80% en 2009 et les exportations suisses vers Tripoli ont chuté de 48%. Les liaisons aériennes sont suspendues entre les deux pays. Bref, pour les hommes d'affaires suisses, l'eldorado libyen est fermé.
L'affaire Kadhafi rappelle le coûteux fiasco des fonds juifs en déshérence "oubliés" dans les coffres suisses après la guerre, à la fin du siècle dernier. Les banquiers suisses avaient conservé les millions déposés avant la guerre par les victimes de l'Holocauste, sans cherché à savoir qui en étaient les héritiers. Il avait fallu une plainte du Congrès juif mondial, une commission d'enquête fédérale, un tribunal arbitral et un accord avec le Congrès juif mondial : les deux grandes banques suisses avaient payé 1.25 milliard de dollars pour lever les poursuites. Dans cette affaire-là aussi, l'arrogance des banquiers suisse, l'incapacité à reconnaître ses erreurs et le manque de vision politique avaient abouti à une impasse.