Depuis plusieurs années, la tradition antique avec son cortège de mythes, de divinités et de tragédies est revenue de manière assez explicite sur le devant de la scène. De nombreux ouvrages s’y réfèrent, qu’il s’agisse de simples usages esthétiques ou de complètes réappropriations. Ce constat s’accorde avec l’une des thèses défendues par Anne Besson dans son essai, La fantasy. Si la chercheuse reconnaît que celle-ci « est bien un miroir de la contemporanéité et de son essentielle dimension nostalgique [1] », elle s’oppose radicalement à l’opinion alléguant que « le succès de la fantasy tient dans sa proposition de ‘mythes’, à une époque contemporaine qui en manquerait cruellement »[2] et nie ainsi tout héritage culturel, toute continuité entre l’hier de temps mythologiques et le monde actuel.
Selon elle – et selon nous - la fantasy et de manière générale, les littératures de l’imaginaire, témoignent au contraire d’un prolongement dans l’utilisation et l’histoire des mythes.
Questionnés à ce propos, quatre auteurs contemporains confirment d’ailleurs les liens entre le passé et le présent, l’imaginaire et le réel. Xavier Mauméjean[3] explique que « la mythologie offre un système de symboles qui autorise un discours ouvert. » Citant franz Boas, il ajoute :« les univers mythologiques n’ont été bâtis que pour éclater et permettre la reconstruction de nouveaux mondes à partir de leurs fragments ». La mythologie apparaît essentielle au sein de ses récits, dans la mesure où elle permet la création d’autres mondes à partir des vestiges d’un fonds commun à tous. Cette opinion est soutenue par Nathalie Dau[4], qui utilise volontiers la mythologie dans ses nouvelles « parce qu’elle s’ancre dans l’inconscient collectif et fournit des archétypes particulièrement riches » et « parce qu’elle est une matière vivante avec laquelle les êtres humains n’ont pas fini de jouer ». Quant à Nicolas Cluzeau[5], il reconnaît que cet ancrage dans « un terreau où la mythologie a pris ses racines est essentiel. » Pour lui, « convoquer de telles images ou m’en inspirer est une chose des plus normales, voire presque une obligation pour me comprendre moi-même ainsi que l’humanité à travers la documentation et l’écriture. ».
Nous sommes bien loin, ici, de la fracture avancée par certains critiques et universitaires pour justifier le renouveau de l’imaginaire. Il y a au contraire des liens qui se tissent, par le biais de ces mythologies réinterprétées et métamorphosées.
Interrogée sur la fonction des mythes, Mélanie Fazi[6] évoque la façon dont l’histoire de Perséphone est intervenue dans son roman Trois pépins du fruit des morts : « l’idée s’est imposée d’elle-même alors que j’avais déjà créé les personnages principaux du roman et que je tâtonnais pour bâtir une intrigue autour d’eux. Le personnage central est une adolescente mal dans sa peau, fascinée par la mort mais aussi par ses racines grecques. Les références aux mythes dans ce roman permettaient d’aborder le thème de la mort à travers le mythe de Perséphone (les trois pépins du titre sont les pépins de grenade qu’elle a mangés aux Enfers et à travers lesquels Annabelle, le personnage central du roman, espère « devenir morte » pour ne plus devoir grandir). Il y a également un parallèle entre le supplice de Déméter à l’enlèvement de sa fille et celui de Maria, la mère d’Annabelle, lorsque celle-ci disparaît pendant deux semaines. Dans le roman, les mythes permettent aussi à Annabelle de nouer un lien avec la culture du pays d’origine de sa mère où elle-même n’a jamais vécu. »
Ici, les mythes tiennent, d’une certaine manière, le même rôle que dans la tragédie antique : ils permettent de questionner l’homme, dans son rapport au monde, à l’autre, à l’existence, aussi.
Xavier Mauméjean ajoute, à la fonction du mythe, une dimension métaphysique : « à partir d’une durée anhistorique […] interroger le temps. Non en se référant à l’hier, mais à ce ‘temps d’avant le temps’ qui parle aussi bien au passé, au présent et au futur. » Et c’est bien parce qu’il mêle antique et moderne, imaginaire et réel, hommes et symboles que le mythe est au cœur de l’écriture de l’imaginaire. Il agit comme – j’emprunte ici les termes du philosophe et mythologue Jean-Pierre Vernant - « un pont entre les rives du même et de l’autre », un pont entre les hommes.
La mythologie apparaît ainsi comme le point d’ancrage entre l’écrivain créateur du monde, l’univers et les personnages nés de sa plume, et le lecteur qui va, après avoir reconnu le mythe, découvrir la place qui est sienne au sein du récit et l’interpréter à son tour. Ce que confirme Nicolas Cluzeau : « les éléments de la mythologie […] font partie du patrimoine mondial fantastique. » Patrimoine fantastique mondial, en effet puisque les auteurs interrogés ne se contentent pas de puiser aux sources de l’antiquité grecque leur inspiration – Nathalie Dau est attachée au fonds celtique, Xavier Mauméjean joue avec Babylone et ses mythes, Nicolas Cluzeau, lui, s’est plongé dans la mythologie turque et mongole. Et Cluzeau ajoute : « Les références à cette mythologie permettent à mes histoires et récits de faire résonner dans le champ de conscience collective des moments ou des images que non seulement moi, mais aussi le lecteur, pourra associer à des choses lues, vues, ou entendues. Sa fonction, de mon point de vue, est de créer, sous forme de rêve, des points familiers auxquels les lecteurs et même l’écrivain pourront s’identifier ou se raccrocher… »
Ce panorama des rapports entretenus entre ces auteurs contemporains et mythologie montre bien que loin d’exister pour combler le vide d’une époque, les récits de fantasy et fantastique appartiennent à un genre qui sous de multiples formes, n’a jamais cessé d’exister et témoignent au contraire d’une continuité historique, humaine et littéraire. Nous terminerons cette trop brève analyse en reprenant la phrase de Franz Boas, cité par Xavier Mauméjean au début de cet article : « les univers mythologiques n’ont été bâtis que pour éclater et permettre la reconstruction de nouveaux mondes à partir de leurs fragments ».
[1] Besson A., La fantasy, Paris, Klincksieck (coll. 50 questions )2007, p 122.
[2] Besson A., La fantasy, Paris, Klincksieck (coll. 50 questions )2007, p 122.
[3] Xavier Mauméjean est directeur de la collection Royaumes perdus aux éditions Mango Jeunesse. Il est surtout l’auteur de plusieurs romans dont Lilliputia (Calmann-Lévy, 2008) et Ganesha (Mnémos, 2007), deux récits majeurs du fantastique francophone contemporain.
[4] Nathalie Dau est auteur et éditrice. Son recueil Contes myalgiques (Griffe d’encre 2007) a reçu le prix Imaginales de la nouvelle 2008.
[5] Nicolas Cluzeau est l’auteur du Dit de Cythèle (Nestiveqnen, 2002-2004), une tétralogie magistrale à la croisée des genres et d’un roman jeunesse, Le jour du lion (Mango, 2008).
[6] Mélanie Fazi, auteur, traductrice et novelliste a écrit Trois pépins du fruit des morts (Nestiveqnen) en 2002. Elle est également l’auteur de deux recueils, Serpentine et Notre-Dame-aux-Ecailles (Bragelonne, 2008), unanimement salués par la critique.