Dominique Conil
Journaliste à Mediapart

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L'utopie

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Billet de blog 8 sept. 2008

Dominique Conil
Journaliste à Mediapart

Mrs Satan.

Depuis quatre ans, elle regarde la mer.Elle est assise, calée dans le fauteuil, emmitouflée de fourrures, des gants aux mains, non, elle ne veut pas se coucher, elle veut encore contempler l’horizon de Brighton, elle en est à son dernier combat : Victoria Claflin Woodhull, 89 ans, récuse la mort, elle qui a si souvent invoqué l’appui des esprits.

Dominique Conil
Journaliste à Mediapart

Depuis quatre ans, elle regarde la mer.Elle est assise, calée dans le fauteuil, emmitouflée de fourrures, des gants aux mains, non, elle ne veut pas se coucher, elle veut encore contempler l’horizon de Brighton, elle en est à son dernier combat : Victoria Claflin Woodhull, 89 ans, récuse la mort, elle qui a si souvent invoqué l’appui des esprits.

Juin 1927, les visiteurs, devenus rares, se voient tendre un carton, « pour raisons sanitaires, je ne serre pas les mains ». Barjot, la vieille lady, dont bien peu se souviennent qu’elle fut la première candidate femme à la présidence des Etats-Unis. On a oublié qu’elle avait incarné non seulement l’espoir des femmes, soulevé les foules, créé un hebdomadaire vendu à travers tous les Etats-Unis, ouvert le premier bureau de broker à la bourse de New York, prôné l’amour libre lors de meetings à succès, publié le premier interview de Karl Marx aux USA.Pire, on va l’oublier pour un siècle. Victoria Woodhull est une refoulée de l’Amérique. Même à l’acmé du mouvement féministe américain, qui pourtant exhume nombre d’héroïnes de l’ombre, on ne l’évoque qu’avec précaution ( à l’exception de Gloria Steineim). Trop atypique, trop utopique, ne cadrant avec rien, pas irréprochable. Humaine, humaine..Récemment, on a pu voir quelques tee-shirts à l’effigie de Victoria lors des meetings d’Hillary Clinton. Comme le soulignait, ironique, un commentateur politique : les propositions d’Hillary sont tout de même très en deçà de celles de Victoria, il y a un siècle…On a vu paraître quelques biographies. Comme si la dame décidément échappait aux classifications, on se cantonne à un aspect de sa vie : la spirite, la féministe, la scandaleuse. Dans son ensemble, elle échappe. Elle s’est toujours échappée.Les Claflin étaient les parias de Homer, boueuse bourgade du Licking county.Le père, Buck, est un tout petit affairiste louche, doublé d’une brute, la mère, Roxyune adepte des revivals [1], une fervente du mesmerisme sauvage ( médecine par le magnétisme).Ainsi dressés, les sept enfants ne tardent pas à développer visions et transes. Deux filles sont particulièrement douées, Victoria et sa jeune sœur Tennessee ; Buck les emmène prêcher la salvation sur les routes. Elles rapportent.Une fois, une seule, Victoria dira que Buck, qui semble considérer sa famille comme un bien personnel, s’est aussi chargé de son éducation sexuelle. Elle n’y reviendra pas. A quatorze ans, elle se marie, et part vers l’Ouest : c’est la ruée vers l’or. D’or, il n’y aura point, le jeune époux coureur, buveur et âme perdue est un absent. Victoria Claflin connaît une courte célébrité, dans les théâtres de San Francisco qui sentent encore le bois frais. Interprète, et plus, si les messieurs du public le demandent.

De la Bourse à Marx

La très jeune femme qui sonne à la porte de Cornelius Vanderbilt, en 1869, ne devrait pas être reçue. Depuis la mort de sa femme le magnat des chemins de fer vit presque en reclus.Victoria Woodhull est belle, strictement vêtue, tout juste une rose fraîche au revers, et elle affirme communiquer avec les esprits. Une folle ?Rien de très spécial, plutôt. Le mouvement spiritualiste est alors à son apogée aux Etats-Unis ( deux millions de membres en 1855, déjà), il s’est rangé aux côtés des abolitionnistes, il est le ferment du mouvement féministe.Pionnières, ou filles de, privées de tout pouvoir de décision, les dames ont en charge les morts, fort nombreux. Victimes de la guerre de Sécession et enfants en bas âge, notamment. Le taux de mortalité infantile avoisine alors les 50%. Le guéridon qui tourne est une consolation, une ouverture vers un au delà plus gratifiant que le quotidien. On peut aussi y voir un désir de renouer avec des ancêtres restés sur le vieux continent…On y croit, et Victoria Woodhull fait plus qu’y croire, elle est habitée de quelques visions. « Parler de moi sans évoquer le spiritualisme, c’est comme écrire Hamlet sans le fantôme du père », dit-elle un jour. Vision, alors qu’elle ramasse le bois, enfant. Vision sur scène à San Francisco, qui lui fait tout abandonner sur le champ. Vision encore tandis qu’elle traverse le Sud avec son amant, le colonel Blood, héros progressiste , anti-esclavagiste et spiritualiste convaincu qui lui fait découvrir le philosophe Stephen Pearl Andrews, avec lequel elle fera plus tard équipe. Et toutes ces visions se recoupent en un point : elle doit viser la présidence des Etats-Unis. Pas de gloire personnelle, plutôt un monde meilleur en vue. Cornelius Vanderbilt, comme le colonel Blood, est fasciné par Victoria , mélange détonant de culture aussi fraîche qu’imparfaite, intelligence rapide et débatteuse née.Est-ce parce que lui, Vanderbilt, quoique respecté pour sa fortune, n’est pas tout à fait admis par l’upper class américaine, issue de la terre plus que de l’industrie ? En aidant Victoria Woodhull, il introduit dans le monde troublé mais policé de la haute bourgeoisie progressiste un élément détonant. Il la soutiendra… jusqu’à un certain point.Ainsi Victoria Woodhull, dûment informée des mécanismes de la Bourse, ouvre-t’elle le premier bureau de broker tenu par une femme à New York. On se presse pour la voir, flanquée de Tennessee. Et très vite, les deux sœurs sont riches.Sauf que l’argent indiffère Victoria Woodhull. Elle a été trop pauvre pour s’en moquer, mais il n’est que moyen. Elle entretient tout le clan Claflin, dont les mœurs ne s’adouciront jamais, s’occupe et s’occupera toute sa vie de son fils, que le père, ivre mort, a laissé choir, et qui en est resté handicapé à vie. Elle recueille ledit père, devenu épave alcoolisée. On commence à s’indigner de sa vie privée : un amant et un mari sous le même toit ! Elle n’en a cure.L’argent sert d’abord à financer de larges tournées, conférences spiritualistes, où elle prône la liberté des femmes, et l’amour libre. Le droit de vote, comme une évidence première. Des salles glacées de prime abord l’acclament. On lui cherche noise : l’amour libre ? Elle répond avec hauteur qu’une théorie qu’on défend sans la mettre en pratique ne vaut rien.Deux ans après son arrivée à New York, Victoria Woodhull en est la coqueluche, et toute l’Amérique connaît son nom.Un homme y a beaucoup contribué : Horace Greeley, qui dirige le New York Tribune dont les journaux locaux, dans tout le pays recopient les articles. Mrs Satan, titre la presse hostile. Du côté des suffragettes, généralement graves féministes , les avis sont pour le moins partagés. La plus hostile est Harriett Beecher Stowe, icône de la lutte anti-esclavagiste, dont le roman, La Case de l’Oncle Tom, a fait le tour du monde. Elle n’aime ni l’amour libre, ni l’accent traînant, venu de l’Ohio, ni le côté joyeusement plébéïen de Victoria. Elle rédige même un venimeux pamphlet, qui s’en prend à Audacious Dangerouseyes, calamiteuse pétroleuse.Mais la plus respectée des féministes, Elisabeth Cady Stanton, coupe court : « Elle ne dit rien que nous n’ayons dit avant elle, mais elle, on l’entend ». Et elle ne lui retirera jamais son soutien.De fait, Victoria Woodhull est la première femme auditionnée par le Sénat en vue d’un éventuel vote des femmes.De l’égalité pour les femmes, Victoria Woodhull passe à l’égalité pour tous.Elle écrit, réfléchit, correspond. Et fonde son journal, le Woodhull and Claflin ‘s weekly.L’hebdomadaire est un brulôt. Parfois confus, stimulant toujours, mélangeant sans état d’âme l’attaque ad hominem avec le débat de fond, il aborde tous les sujets bannis de la presse ordinaire : prostitution, conditions de travail dans les usines, exploitation des enfants, abolition de la peine de mort, partage des richesses ou port de la jupe courte. Elle entend parler d’un certain Karl Marx, qui vient de publier en Angleterre Le manifeste du parti communiste. Elle lit, s’intéresse, et le Woodhull and Claflin’s sera le premier journal américain à publier un entretien avec Marx, et le texte du Manifeste.Elle se retrouve ainsi à la tête de la 12ème section de l’Internationale, pour en être exclue très vite : on lui reproche de préférer la lutte des femmes à celle des classes.Elle défile à la tête des ouvriers new yorkais pour protester contre la répression de la Commune. C’est à ce point, précisons-le, que Cornelius Vanderbilt renonce : il a eu toutes les indulgences pour sa protégée, mais le socialisme, non…Mais surtout , elle fonde l’Equality Rights Party qui

doit soutenir sa candidature à la présidence lors des élections de 1872, face au général Grant.

Co-listier : Frédérick Douglass, ancien esclave

L’Equality rights party est une version première du Parti des « sans », une improbable coalition de féministes, socialistes, spiritualistes et autres privés de voix. Pour faire bonne mesure, elle choisit comme co-listier Frederick Douglass, noir, ancien esclave évadé devenu journaliste et essayiste renommé. Les femmes n’ont pas le droit de vote, et elle n’a pas tout à fait l’âge requis, 34 ans, pour la magistrature suprême, mais s’en moque : elle place ses interrogations et revendications au cœur du débat politique.On a estimé jusqu’à 20 le pourcentage de voix recueillies par Victoria Woodhull. Vision radieuse, non vérifiée, et sans doute fausse. Car le jour du vote, elle est en prison.Le Woodull and Claflin’s weekly s’en est pris à l’un des plus puissants, des plus renommés prédicateurs des Etats-Unis, Henry Ward Beecher.Qui est aussi le frère d’Harriett… Chaque semaine, des milliers de fidèles viennent écouter le saint homme, un progressiste, qui a rassemblé des armes pour les abolitionnistes, se prononce en faveur du vote pour les femmes, mais s’oppose très violemment à « la prêtresse de l’amour libre », Victoria Woodhull.L’écrivain Mark Twain, venu écouter l’un de ses sermons, en ressortira abasourdi, incantations, cris, pied qui martèle, Henry Ward possède son assemblée.Le jour où une ex maitresse d’Henry Ward se confie à elle, Victoria Woodhull pense tenir une revanche contre ce puritain qui la fustige une fois par semaine. Elle publie, moquant le saint homme, fort porté sur les conquêtes. Le journal s’arrache. Quelques heures après sa mise en vente, chaque exemplaire atteint les 40 dollars. Puis il est saisi. « L’événement qui a fait le plus de bruit depuis l’assassinat de Lincoln », écrit un journaliste.Piègée – on lui demande de fournir un exemplaire, elle le donne – Victoria Woodhull se retrouve en prison. Elle en ressort vite – après les élections – mais sa chute ne fait que commencer.Le procès à rebondissements qui va l’opposer à un Henry Ward Beecher soutenu par la grande majorité des progressistes wasp, s’il fait encore l’objet d’études dans les facs de droit américaines, va la laisser ruinée, seule, et totalement déconsidérée.Isabella, demi-sœur de Henry Ward Beecher, féministe convaincue, sera ostracisée jusqu’à sa mort par la famille, pour avoir défendu Victoria. Et Cornelius Vanderbilt meurt. Un legs aurait été fait au mouvement spiritualiste, au profit de Victoria et Tennessee. Il leur aurait été remis contre… un départ à l’étranger. A ce jour, on ignore quels furent les termes de la trataction : les archives Vanderbilt sont toujours scellées.

Ma petite Amérique

Pendant un an, nul ne verra Victoria Woodhull à Londres. Un mal mystérieux la ronge, un désespoir qui met sa vie en danger. Dépression profonde, dirait-on aujourd’hui.Elle sort de l’hôpital rétablie, et changée. Peut-être effrayée par elle-même. Dorénavant, elle va militer pour le conjugalisme avec autant d’ardeur que pour l’amour libre, ce qui au demeurant, n’intéressera plus grand monde…Sauf un banquier anglais de belle extraction, John Biddulph Martin, qui tombe amoureux. Tennessee, toujours un pas derrière sa sœur, épouse un diplomate.La conquête de Londres sera menée avec efficacité. C’est à Victoria Woodhull, dira Henry James, qu’il pensait en créant le personnage de Nancy Headway dans Le siège de Londres…

La seconde partie de la vie de Victoria Woodhull, pour être un peu plus paisible, n’en sera pas moins riche.Tennessee, rentrée veuve aux USA, y devient une haute figure du féminisme – le tout, vêtue de rose bonbon – ouvre des foyers pour les prostituées, et, pendant la guerre de 14-18, alors qu’on lance un appel à infirmières volontaires, propose de créer un régiment d’amazones. Elle meurt en 1920.

Victoria n’a aucunement renoncé à ses ambitions présidentielles : par deux fois, au bras de John Biddulph, elle se présente à nouveau. Ceux qui ne l’ont pas oubliée sont des ennemis, qui exhument les histoires anciennes. Les autres ne s’intéressent guère à cette dame d’âge mur, qui ne parle plus ni de Marx, ni d’amour libre et penche parfois pour l’eugénisme.La politique a déçu Victoria Woodhull, elle se lance alors dans l’activisme social. Un nouvel enthousiasme lui est venu, solution, estime-t’elle, à bien des maux : la science, dont elle suit les progrès.« Tous ces bavardages à propos du droit des femmes, ce sont des foutaises. Les femmes ont tous les droits, point », dit-elle à un journaliste venu l’interviewer. Elle a surnommé son très vaste domaine des Costwolds « sa petite Amérique », et y fait bâtir écoles et cabinets médicaux, dote les fermes de salles de bains, ne lésine pas sur les conseils comminatoires. Les habitants s’habituent, il le faut bien. Désormais éprise d’aviation et d’automobile, Victoria Woodhull sillonne encore la campagne en side -car, à 80 ans passés.Peu préssée de rejoindre ces esprits qui l’ont si longtemps guidée, elle laisse néanmoins des directives précises concernant sa mort. Elle demande que ses cendres soient dispersées à mi-chemin entre cette Amérique, qui n’a plus voulu d’elle, et cette Angleterre, qui l’a si bien accueillie.

Elle ne veut qu’une épitaphe, signée Kant : « Le travail d’une vie ne se mesure pas à ce qui a été accompli, mais à ce qu’il a fallu vaincre pour y parvenir ».

En 2003, un jeune homme, arrière-petit-fils de Victoria Woodhull, découvre sur internet le site qui lui est consacré. Il est stupéfait. Dans la famille, on avait bien évoqué une aïeule candidate aux élections. Mais rien de plus.

Grâce à la vigilance

de Jean-Louis Legalery, ce lien, émission de radio récemment consacrée à Victoria Woodhull:http://www.npr.org/templates/story/story.php?storyId=95579577


[1] Assemblée à caractère religieux qui rassemblait des milliers de fidèles. Chants, prières, invocations et transes « salvatrices » souvent à forte connotation sexuelle. Les revivals étaient d’autant plus suivis qu’ils étaient souvent, pour des villageois éparpillés sur de vastes territoires, la seule occasion de se réunir.

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