J'ai à peine 15 ans, ici, on ne prend pas les ados pour des cons, on est loin des "je t'ai vu quand tu étais grand comme ça", c'est plus bourru, plus sincère peut être. Je ne connais le journal que de vue, ce n'est pour l'instant pour moi que "les potes de mon père", des noms dont j'ai inconsciemment entendu parler depuis que je suis petit à travers des histoires militantes, associatives et amicales.
En ce premier jour de stage, je m'assois avec eux autour de la grande table ovale, on me fourre un crayon dans la main et on tente de m'apprendre à dessiner Chirac. C'est la journée où l'on choisit la Une. Aucun ego artistique ne trouve sa place ici, 50 dessins, une seule couv'; la finesse et l'humour sont les seuls décisionnaires et cette humilité est partagée par tous. Je suis impressionné et jaloux de ces dessins jetés sur les A4 souvent sans esquisses préalables avec la justesse et l'instinct d'un calligraphe. Je suis atterré de voir tant de croquis finir à la poubelle et j'attends leur départ pour les récupérer, pensant sans doute qu'ils feraient ma fortune plus tard.
Je me rappelle que certains ont pris le temps, à leur manière, de partager avec moi un moment, une conversation ou un repas avec un réel intérêt malgré ma timidité. Je suis admiratif de cette bande de copains qui semble si bien allier le talent et le travail, qui dort sous les tables et s'amuse sans cesse d'un slogan ou d'une idée fusant à travers la salle de réunion. Il se dégageait une joie sincère jamais très éloignée de la conscience des sujets qu'ils traitaient et défendaient. J'ai appris plus tard qu'ils étaient déjà menacés à l'époque.
Le stage s'est vite fini. Nostalgique, le désir de devenir dessinateur de presse m'a suivi quelques mois, j'ai continué de lire Charlie un an ou deux avec beaucoup de plaisir me rappelant qui était derrière chaque dessin. Puis, progressivement, mes centres d'intérêts se multipliant naturellement, j'ai cessé de l'acheter et de le lire sans vraiment m'en rendre compte.
Ces quelques souvenirs flous prennent aujourd'hui une importance différente et renforcent douloureusement le contraste entre l'humanité de ces hommes et l'horreur de cet acte injuste. Il laisse place à l'amertume d'avoir pris conscience trop tard de l'importance de leur action bien trop solitaire. Je ne sais pas si "je suis Charlie", je sais en tout cas que c'est une leçon qui doit nous inciter à cultiver les différences individuelles tout en restant unis collectivement. L'ironie, l'autodérision, la satire, le second degré, le cynisme et l'humour qu'ils soient noir ou pas sont vitaux pour garder un équilibre conscient.
Ces dessins, je pense que je vais les garder finalement.
Théodore F, ENSAD, Paris