Revenant samedi soir de la journée portes-ouvertes de MediaPart après un séminaire du club très riche la veille, me revenait en tête ce que j’écrivais en novembre 2007 sur le concept de journalisme citoyen. MediaPart me parait répondre aux impasses que je détectais à l’époque dans ce concept.
Le concept de journalisme citoyen, porté sous des formes diverses par de nombreux sites citoyen, me parait, pour au moins trois raisons, être une impasse. Restant dans le paradigme actuel du journalisme, il met au centre de son projet la collecte et la vérification de l’information. Or, ce dont nous souffrons actuellement ce n’est pas d’un manque d’information mais d’un manque de réflexion. Nous sommes de plus en plus incapables de penser ce que nous faisons, comme le disait dès la fin des années 1950 Hannah Arendt. Ce mal s’est dramatiquement accentué depuis. La raison d’être de sites citoyens devrait se situer là. Fournir des lieux d’élaboration de réflexion plurielle et collective. En privilégiant l’actualité immédiate, en réagissant aux “manques ou aux manipulations” des médias traditionnels, en répondant à une logique de l’audimat importée de la télévision, les sites citoyens se fourvoient. Le débat se concentre sur le contrôle et l’exhaustivité des informations alors que la vraie question est celle de la pluralité et de la richesse des réflexions.
La division du travail, très taylorienne et très rudimentaire, adoptée sur ces sites entre animateurs, rédacteurs et commentateurs n’est pas au niveau des exigences et des possibilités de la révolution informationnelle. La puissance des technologies de l’information et de la communication permet de nouvelles approches de l’efficacité dans la vie professionnelle et l’action politique. Des approches technico – scientifiques de certitude et de maîtrise, l’on est passé à celles de l’observation, de l’écoute, de l’innovation et de l’intelligence des situations. Le mode sensible se trouve de plus en plus mobilisé. Décider, organiser, servir, convaincre, engager, se mettre d’accord, juger engagent le citoyen dans une expérience qui requiert une sensibilité et une connaissance non garanties par un savoir technico - scientifique préexistant. Ce qui rapproche l’homme ou la femme d’entreprise, le médecin, le politique, le citoyen, du sculpteur, du peintre ou du chef d’orchestre, c’est qu’ils s’engagent dans une aventure qui commence là où s’arrête la maîtrise purement technique. Il leur faut donc un art de se montrer attentif au nouveau et à ce qui n’était pas prévu, un art de s’adapter à l’incertitude, un art d’observer, de sentir, d’écouter, d’interpréter, de comprendre. Ce que j’attends d’un site citoyen c’est qu’il contribue au développement de cet art.
Enfin ces sites citoyens accentuent le problème posé par la surabondance de l’information ou plutôt par la surabondance des données. Données que nous avons de plus en plus de mal à transformer en information. Cette abondance est un phénomène unique dans l’histoire de l’humanité. Dans l’entreprise c’est l’un des sujets de préoccupation et d’étude qui focalise le plus d’énergie. L’information, comme la passe du ballon au football, doit être dosée, adressée selon le contexte au type d’acteur (joueur) qui saura en faire bon usage – défenseur, milieu, attaquant – au moment où il pourra en faire le meilleur usage. La meilleure manière de gagner au football, c’est de jouer collectif. Jusqu’à un certain point, il en va de même dans la société et dans l’entreprise en matière d’information. Jouer collectif, c’est apporter de l’information à valeur ajoutée. C’est fournir l’élément d’information adéquat, au destinataire adéquat et au moment adéquat : quoi, qui et quand ? Dans l’entreprise et la société, c’est d’autant plus important que, à la différence du terrain de football, les joueurs ne sont pas concentrés sur un ballon mais sollicités de partout. La valeur de l’information est nulle si elle ne retient pas l’attention du destinataire. Il faut donc faire l’effort de se mettre à la place de l’autre et d’explorer ce qui pourrait l’intéresser, plutôt que de produire ou de recevoir de l’information pour calmer sa propre émotion. Ce qui nécessite de se poser systématiquement la question suivante : lorsque j’envoie, je sollicite ou je conserve une information, le fais-je pour calmer mon émotion ou pour apporter de la valeur au système ?
En résumé, trois impasses et donc trois pistes. Se dégager du paradigme actuel du journalisme (expert et lecteur, audimat,..). Revoir la division du travail et la hiérarchie qui l’accompagne (exigence sur l’écrit par la suppression des commentaires et son remplacement par la confrontation de textes construits,..). Sortir d’un mode production d’information gouverné uniquement par l’émotion (supprimer les votes et notations très scolaires, …).
Depuis MediaPart est né. La fertilisation croisée permise et encouragée entre journalistes et abonnés permet de s’affranchir des trois impasses que je dénonçais et de construire le lieu de réflexion plurielle et collective que j’appelais de mes vœux. Continuons sur cette voie prometteuse.