Billet de blog 5 juin 2010

Fanny Bragard

Journaliste à Mediapart

Florence Aubenas : «Aucun journal n'aurait fait la une avec mon enquête à Ouistreham»

Grand reporter, Florence Aubenas, invitée d'honneur de l'Eté du livre à Metz, s'est glissée pendant six mois dans la peau d'une femme de ménage pour son ouvrage, Le quai de Ouistreham. L'occasion de pratiquer le reportage autrement, en prenant le temps d'aller au fond des choses. Entretien.

Fanny Bragard

Journaliste à Mediapart

Grand reporter, Florence Aubenas, invitée d'honneur de l'Eté du livre à Metz, s'est glissée pendant six mois dans la peau d'une femme de ménage pour son ouvrage, Le quai de Ouistreham. L'occasion de pratiquer le reportage autrement, en prenant le temps d'aller au fond des choses. Entretien.
Dans votre livre le quai de Ouistreham, vous racontez votre immersion dans le monde des travailleurs invisibles. Pourquoi avoir choisi l'anonymat pour le réaliser?
J'ai choisi l'anonymat pour tout un tas de raison. Je pense que les outils d'un journaliste sont très pertinents quand il s'agit d'extraordinaire. Les journaux sont faits pour ça : raconter les bombes qui tombent, la terre qui tremble, toutes les catastrophes et les guerres. En revanche c'est beaucoup plus compliqué de raconter le quotidien. Ça fait 20 ans que je suis journaliste, ce n'est pas le premier reportage social que je fais et je connais la difficulté d'arriver avec un micro, d'avoir cette position qui surplombe un peu les gens. Je pensais qu'il était plus facile de partager un quotidien pour le raconter. En le faisant en même temps qu'elles, je me rends compte de ce que c'est de se lever à 5h du matin, de faire des heures qui ne sont pas payées, de subir l'injustice d'un chef ou d'un autre. On touche là à des choses difficiles, personnelles, intimes et les gens n'ont pas forcément envie de s'exposer en les racontant. Enfin si j'avais voulu ce reportage là en m'annonçant journaliste, d'autres barrières m'auraient ralentie. On vit aujourd'hui dans le monde de la communication et pour faire l'interview d'un employé de Pole emploi il faut 12000 autorisations et c'est pareil pour n'importe quelle entreprise... Davantage que de s'interroger sur la question de l'anonymat, il y a un débat à lancer sur ce monde de la communication dans lequel on vit et qui fait que grosso modo, on arrive peu aujourd'hui à recueillir des informations, si ce n'est de manière très balisée.
Qu'est-ce qui vous a poussé à enquêter sur la situation des travailleurs invisibles?
L'idée n'était pas si précise que ça au départ. La crise économique venait d'éclater à new York et j'avais envie de travailler sur ce sujet, mais en essayant de voir les choses à hauteur d'hommes et de femmes. Ce que j'aillais trouver, je m'en doutais mais je ne le savais pas non plus de manière très précise. L'idée de départ c'était d'aller dans une ville de France où je ne connais personne, de m'inscrire au chômage avec mon nom mais de manière anonyme et d'arrêter au moment où on me proposerait un CDI. Je me suis donc présentée comme une femme de 48 ans, qui est mon âge, ayant juste un baccalauréat. L'enquête était là : montrer ce qu'une femme avec un +pauvre+ CV pouvait trouver comme emploi. A posteriori je peux le dire. On tombe sur le travail précaire et le travail invisible, mais je ne l'avais pas visé. Je suis simplement tombée dans le lot commun.
Cette enquête aurait-elle pu être réalisée dans un journal?
C'est rare dans la presse. C'est un milieu où les choses sont assez vissées, assez serrées. Il y a beaucoup de contraintes. Il faut rendre un papier de telle longueur, à telle heure, sous tel angle... Aujourd'hui les choses sont extrêmement verrouillées. Ça a du bon aussi, c'est un métier dont j'aime un certain nombre de contraintes. Mais pour cette enquête, je me suis inscrite au chômage sans savoir combien de temps j'attendrais pour trouver un boulot, sans savoir où j'allais. De la même façon je ne savais pas ce que ça allait donner. J'ai pris mes risques et j'ai préféré le faire en prenant un congé sans solde. On s'était mis d'accord avec l'éditeur, on ne savait pas si ça allait faire 50 ou 200 pages, si j'allais rentrer au bout d'une semaine... C'était assez hasardeux. Cette part de hasard et le fait de lacher prise, de se laisser porter par les choses est presque l'inverse de la manière dont on pratique le reportage en général. C'est ça qui me plaisait et c'est sur que ça rentre difficilement dans le cadre d'un journal.
Selon Jean Hatzfeld, le grand reporter a été déclassé dans les rédactions. Etes-vous de son avis?
Déclassé, je ne sais pas si c'est le terme approprié. En tout cas, il n'y en a presque plus c'est sur. Le reportage est beaucoup moins une manière de traiter les choses que ça ne l'a été par le passé. Il suffit de lire la presse. il n'y a pas de reportage ou très peu, c'est pas très long. A quelques exceptions près ca n'existe pas. C'était un genre noble et ça ne l'est plus. Enfin, la presse française a toujours été axée sur l'éditorial, le commentaire ces choses là. De plus, les journaux réduisent la taille des papiers. Quand je suis rentrée à Libé, une ouverture de séquence (un format dans le journal) faisait 9000 signes, aujourd'hui ça en fait 2500 à 4000. Il y a une nouvelle formule à l'Obs. Dans une page il y a moins de signes qu'il n'y en avait il y a encore deux mois. Tout ce qui est prendre du temps et prendre la place, ca a deux moins en moins sa place justement dans les journaux. le reportage en fait partie.
Justement, s'il n'y a plus la place dans les journaux, comment voyez-vous l'avenir du reportage?

Je ne sais pas. Il faut voir comment les choses vont évoluer. Les journaux ferment les uns après les autres. Il y a une réelle distinction entre la presse écrite et audiovisuelle. La presse écrite traverse une grande crise alors qu'à la télévision la situation est tout autre. Le reportage et le documentaire au long court ont leur place dans l'univers cinématographique et audiovisuel. C'est même en progression constante. On peut gagner sa vie en le faisant alors que si vous vous installez grand reporter, sans attache dans un journal, vous n'en vivrez pas en presse écrite. Ou du moins très peu en vivrons.
Pourtant quand on voit le succès de votre livre, on se dit que le reportage intéresse et qu'il a sa place dans les journaux...
Ca fait 25 ans que je suis dans la presse et je peux affirmer, sans avoir fait aucune enquête, mais j'en suis intimement persuadée, que si j'avais proposé de faire un reportage avec des femmes de ménage à Ouistreham sur un bateau, pas un journal ne m'aurait dit je vais le prendre et je vais faire la une dessus. On a de plus en plus de mal à affronter des sujets dits tristes par les rédactions : les sans-papiers, les prisons, les précaires... Vous en lisez peu dans les journaux, parce qu'il y a une politique éditoriale en France qui dit on ne parle pas de pouvoir d'achat, on parle de consommation.

Ce ne serait pas ça qui nuit à la presse?

Je pense qu'il y a bcp de choses qui nuisent à la presse. Le fait qu'on n'y parle pas de ce qui concerne les gens doit participer à cette crise profonde. C'est en tout cas ce que je pense, mais force est de constater qu'on n'est pas beaucoup à défendre cette théorie dans le désert. Il faut se battre pour réaliser les sujets qu'on pense qu'il faut traiter. J'ai passé un an de ma vie à faire cette histoire dans le ferry parce que moi j'y croyais.
En tant que journaliste, on rêve d'éveiller les consciences, de faire changer les choses. Était-ce un de vos objectifs lorsque vous avez écrit Le quai de Ouistreham?
Bien sur. Témoigner c'est une forme d'action pour moi. C'est ne pas être spectateur de la vie. Raconter c'est une manière de s'impliquer et de s'engager. J'avais été très échaudée par l'affaire d'Outreau. J'ai écrit La méprise parce que je pensais que les gens étaient injustement accusés et qu'il n'y avait rien dans ce dossier contre eux. J'avais fait ça pour que les choses bougent et cela s'est passé. Ils ont été acquittés, dédommagés... Tout s'est fait comme un rêve de journaliste. Toute la chaine de décision de la magistrature a été mise en cause. Une loi a été votée à l'assemblée, adoptée à l'unanimité, pour une grande réforme de la justice au nom du plus jamais ça. Et pourtant, cette loi ne rentrera jamais en application. Toute cette merveilleuse machine s'est stoppée nette. Les promesses n'ont pas été accomplies. Il m'en est resté un goût très amer, ça n'a accouché de rien. Attendre que des décideurs se réunissent pour changer la vie, je n'y crois plus du tout. Je pense que c'est à chacun de nous de s'y mettre. Le travail précaire représente 20% des emplois en France. Est-ce dans cette société de précarité que l'on veut vivre? Si on ne veut pas, on peut tous lutter, même avec peu de moyens. Les entreprises peuvent faire attention à ne pas recruter trop de précaires, à ne pas externaliser trop de choses, à plutôt engager des salariés que des entreprises de service.... C'est une prise de conscience collective qu'il faut. Ce n'est pas une nouvelle loi qui va changer les choses.