Alors que la crise de confiance envers les journalistes s'accentue depuis plusieurs années, Jean Marie Charon, sociologue des médias, revient sur la fragilité de la presse française et les changements nécessaires qui doivent être orchestrés rapidement pour inverser la tendance.
Quel constat dressez-vous de la situation de la presse française?
La presse française apparaît aujourd’hui comme particulièrement fragilisée. A ses faiblesses structurelles (manque de fonds propres, coûts élevés, insuffisante innovation rédactionnelle) se surajoutent la mutation que traversent l'ensemble des médias avec le développement du numérique et les effets d’une crise économique d’une rare violence entraînant une baisse des ventes et un effondrement publicitaire. Toutes les formes de presse ne sont pas déstabilisées au même degré et de la même manière. Le segment le plus menacé est celui de la presse quotidienne, alors que la presse magazine, plus solide et plus prospère pourra s’adapter plus facilement au nouveau paysage médiatique grâce à sa plasticité, son adaptabilité. En revanche les quotidiens sont étroitement dépendants de structures éditoriales importantes et surtout d’un outil industriel et de systèmes de distribution extrêmement rigides. La question est cruciale pour l’avenir de l’information et du débat démocratique dans la mesure où la presse quotidienne garde une place centrale dans le système d’information tant du point de vue de la collecte des nouvelles sur le terrain, du développement d’enquête et d’analyse, de la reprise du débat d’idée, etc.
Comment est née l'incompréhension entre les journalistes et leur public que vous évoquez dans Les journalistes et leur public: le grand malentendu?
Il a toujours existé un questionnement et une critique du travail de la presse (lendemain de la 1ère guerre mondiale, entre deux guerre et poids des puissances d’argent, collaboration, dépendance des radios et télévisions publiques du pouvoir politique, jusqu’aux années 1980). Ce qui change aujourd'hui, c’est l’ampleur et la permanence du débat sur la qualité de l’information, au cœur même du débat public. Celui-ci est d’autant plus vif que le public a changé et est notamment plus éduqué, que l’information s’est diversifiée et complexifiée et que le public pensait qu’un plus grand nombre de médias s’appuyant sur des technologies beaucoup plus performantes, constituerait un gage de qualité, de fiabilité, d’approfondissement des questions les plus sensibles. Ce n’est pas un hasard si, dans ce contexte, des voix s’élèvent pour réclamer une « info zéro défaut » ou évoquent une norme Iso s’appliquant aux médias. Le problème est qu’en face les structures se sont développées selon d’autres logiques de compétition, de rentabilité, de productivité qui font que les journalistes se sentent toujours plus dépendants des structures qui les emploient, les encadrent, produisent les consignes s’appliquant à leur activité. Avec une question de crise de la responsabilité que plus personne ne sait où situer. Les uns jugent donc avoir droit à la qualité, alors que les autres ont le sentiment de produire l’information qui correspond aux moyens qui leurs sont alloués et aux conditions qui s’imposent à eux.
Vous défendez l'idée d'un dialogue entre les journalistes et les citoyens. Internet, média participatif par excellence, peut-il y contribuer?
Je défends un débat journaliste / citoyen parce qu’il me semble que la question de la qualité de l’information est principalement structurelle, que le journaliste intervient toujours dans un cadre contraint et des moyens qui lui sont alloués. Il faut identifier les problèmes structurels pour pouvoir envisager de les traiter au sein des rédactions. L’importance de la place des citoyens, c’est de ne pas laisser seuls les journalistes face à leurs hiérarchies, leurs directions, dans un rapport de force toujours plus défavorable. C’est aussi de produire progressivement une compétence citoyenne sur ces questions en développant une sorte d’éducation aux médias. Bien sûr que dans ce cadre Internet joue un rôle. Ceci dit, il ne faut pas se contenter d’une sorte de dénigrement systématique et assez démago, ignorant complètement les contraintes qui s’imposent au journaliste dans l’exercice de son activité. C’est pourquoi il est nécessaire sur le web d’imaginer des lieux, des méthodes de discussion, qui permettent vraiment au débat de se déployer et d’enrichir les uns et les autres : journalistes et citoyens.
La mort des journaux est-elle une possibilité envisageable? Si c'était le cas, est-ce qu'Internet pourrait prendre le relai pour devenir à son tour le garant de la démocratie?
La disparition des quotidiens n’est pas obligatoire. Elle peut aussi ne concerner que certains titres, certaines formes, certaines franges de la population (n’ayant pas les moyens financiers, matériels, intellectuels) d’accéder à des titres aux contenus recentrés sur des formes de contenu à plus forte valeur ajoutée. Nous sommes dans une course de vitesse où les quotidiens imprimés doivent trouver les contenus éditoriaux originaux, correspondant le mieux à leur support, tout en se développant simultanément sur les supports numériques. Il n’est pas certain qu’ils en aient les moyens économiques, voire humains, ni le temps... Si ce n’est pas le cas, il faudra faire avec les médias numériques, qui ne sont peut-être pas les supports les plus adaptés à des contenus plus analytiques, plus déployés. Cela reste à valider, des analyses contradictoires existent sur le sujet. Cependant le problème est peut être ailleurs, celui des modèles économiques des médias numériques. Ici la question d’un possible retour à une information payante est décisive. Au passage la question des quotidiens dépasse le média lui-même au sens où c’est lui qui finance aujourd’hui les grands systèmes de collecte et de traitement à l’échelle mondiale, autrement dit les agences de presse. L'effondrement des quotidiens, mettrait automatiquement en crise celles-ci alors qu’elles sont une composante essentielle de l’information sur les médias numériques. Dans tous les cas, il est clair que nous allons devoir faire progressivement le deuil des méthodes de travail, des formes d’organisation, des structures sur lesquelles reposaient les moyens d’information, imprimé ou pas. Il ne faut rien de moins qu’en inventer progressivement de nouvelles, dans la joie et la douleur. La joie de l’innovation et de l’invention, la douleur de la remise en cause des compétences, des conditions de travail, des statuts...
Billet de blog 8 juin 2010
Jean Marie Charon: "Le web peut permettre d'enrichir les citoyens et les journalistes"
Alors que la crise de confiance envers les journalistes s'accentue depuis plusieurs années, Jean Marie Charon, sociologue des médias, revient sur la fragilité de la presse française et les changements nécessaires qui doivent être orchestrés rapidement pour inverser la tendance.