Billet de blog 2 décembre 2025

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Plongée dans le monde du prolétariat numérique : le premier roman de Thomas Mairé

Ce docu-fiction nous immerge dans le monde inconnu des centres d'appel des téléconseillers. Captivant. Une réussite.

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Thomas Mairé
Bien vouloir patienter

Cause perdue Éditions
170 pages 2025 14€

Dans mes lectures, j’ai souvent besoin de faire un tête-à-queue, et de changer brutalement de direction.
Entre le dernier livre de Philippe Forest, méditation brillante sur Shakespeare et une réédition du très beau livre anticolonialiste de Barbara Kingsolver « Les yeux dans les arbres », j’ai trouvé une petite place pour le premier roman de Thomas Mairé.

Le hasard fait parfois bien les choses :  pour vous dire qu’au-delà des auteurs, des œuvres, des coups de cœur, j’aime bien fouiner dans les « petites » maisons d’éditions, celles qui prennent des risques, pour dénicher des perles de lecture, je suis d’une génération qui ne jurait que par François Maspero ou même Jean Jacques Pauvert. Aujourd’hui j’aime bien fureter chez d’autres   éditeurs « militants », « La Fabrique », « Amsterdam », « l’Échappée » , « les Liens qui libèrent », « la Volte » (maison d’édition d’Alain Damasio), ceux que j’appelle les résistants de l’édition.

J’ai découvert par hasard un nouvel éditeur « Cause perdue », nom qui claque comme une gifle. Collection au graphisme superbe, j’y suis sensible, qui m’avait conduit à lire « Je ne suis pas une libellule » de Gwenaël David, ornithologue ou naturaliste critique un peu à la Baptiste Morisot, belle plume, forcément, que j’ai beaucoup aimé.

Dans la foulée j’ai acheté « la Vie d’Abdèle (pas encore lu celui-là) et « Bien vouloir patienter », un titre qui de par mon métier m’interpellait.

Jonathan, la quarantaine (l’auteur forcément), background d’une dizaine d’années comme conseiller clientèle dans la finance et dans les banques, un peu en galère, postule dans un centre de téléconseillers, dans une boîte qui propose des contrats sur mesure éligibles à des prêts immobiliers, avant de diriger ses clients  vers les banques adéquates.

Pas forcément excitant comme intrigue et pourtant.

Nous sommes rapidement immergés dans le monde de ces conseillers qui s’usent dans des centres aux locaux exigus, bruyants, surpeuplés, maltraités, nourris aux sandwichs industriels, où l’usage répété d’acronymes les invisibilise encore davantage, vous savez ceux qui passent leur temps à nous harceler au moment où l’on mange, pour nous placer des contrats d’isolation, des assurances de tout poil, ou des panneaux solaires.

Là, nous suivons Jonathan, clairvoyant, à la psychologie d’entreprise affûtée par les années d’expérience, qui gravit les étapes depuis la première embauche, le brassage des candidats, puis la sélection et la formation par des managers tout aussi paumés et peut être plus frustrés que les candidats, aux parcours de vie, au fond, voisins avec des comptes à rendre, sur des sièges éjectables, s’épuisant à gravir d’autres échelons et faire perdurer  des jobs dépourvus de sens mais qui leur assurent des fins de mois pérennes.

Toujours pas attirés ? Et bien vous avez tort, parce qu’au fil des pages le lecteur est rapidement happé par l’atmosphère, une ambiance pas vraiment cosy, mais réaliste ; on s’y voit à côté de Jonathan, et de la floppée de candidats et de managers glaçants qui pullulent. Mais aussi des clients, panier de crabes englués dans la consommation. Nous sommes en Picardie près d’Amiens avec des incartades vers le Nord et Lille, juste avant la pandémie.

J’ai ressenti ce livre comme un docu-fiction, mené de main de maître dans le monde du travail (dont je connais plutôt bien l’arrière-cuisine) avec des gens vivants, pleins d’humanité, leurs problèmes, leurs soucis, leurs galères, leurs impasses de vie, leur hygiène médiocre et leur délabrement d’existence, la clope, l’alcool, la tristesse, mais aussi, la solidarité, l’empathie, la générosité, l’écoute de l’autre, un sens du partage, bref, un livre incarné.

Pas encore convaincu je le  sens ?

Ça va bien au-delà, c’est une réflexion sociologique et politique pointue, affûtée, aiguisée sur le prolétariat numérique, sur l’exploitation de ces nouveaux métiers sans intérêt, qui m’a immanquablement fait évoquer les « Bullshit Jobs » du sociologue américain David Graeber, l’humour en plus, le style en plus, l’écriture en plus. Ça aurait pu être une mise en page de Pierre Bourdieu (calmez-vous, n’ayez crainte, ce n’est pas rasoir pour un poil !) s’il avait connu « l’âge d’or » du numérique. Sa théorie des champs, de la domination, de la résistance et de la division du travail, l’impact du néolibéralisme dans le monde du travail par la précarisation et l’individualisation, est pile au centre de la cible de ce livre.

J’ai pensé au « Ouistreham « de Florence Aubenas, au « Roman de Jim » de Pierrick Bailly pour l’ambiance,  aux films de Ken Loach, ou même à la série « Dérapages « avec Éric Cantona qui démontait bien au travers d’un cadre qui se faisait exploser, le monde pervers de l’entreprise.

Mais ce qui se passe là, on pourrait tresser le même script dans les hôpitaux, à la Poste ou dans les Caisses d’Assurance Maladie.

C’est parfaitement écrit, moi qui suis sensible au style, alerte, dense, très dialogué, à l’argot du moment, propos de rue, racisme à peine « voilé » ou plutôt pas du tout, on ressent les personnages face à nous. Parfois cocasse et dérisoire, souvent douloureux et émouvant, la manipulation des êtres chère au capitalisme et au néolibéralisme coule de source, nous sommes bien des marionnettes égarées s’agitant dans le vide, prisonniers de ces   liens qu’on n’arrive pas à trancher parce qu’on n’en est pas maîtres.

Qui en doutait ? Comment par un roman, traiter d’une sociologie politique en mettant en scène des personnages réels ! C’est fait.

Sûr que je serai un peu plus patient et moins désinvolte au prochain appel téléphonique.

Ce livre réussi est une bonne pioche, à faire circuler, à partager, et qui prête au débat. Touché au cœur.

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