Johann CHAPOUTOT
Les Irresponsables
Gallimard 293 pages
2025
J’avais envie de changer d’air. De lire autre chose, m’éloigner du roman, j’en lis tant. De la poésie, des essais, de la BD, des podcasts, du spectacle et de la distraction. D’ouvrir ce que l’on appelle en Thérapeutique une fenêtre.
Le monde bascule sur son axe. La vie, la nature, la société se liquéfient. On le voit bien que tout change et pas dans le bon sens.
Que le matin brun se dessine à l’horizon, annonciateur d’une vague scélérate vert de gris cette fois, incontrôlable, d’une puissance inouïe.
J’avais envie de comprendre d’où nous venons et où nous allons. De m’interroger sur le pourquoi de ce basculement de l’histoire que nous subissons.
Johann Chapoutot est historien, spécialiste de la période nazie, Normalien, Institut d’Études politiques, Maitre de conférences et professeur d’Université à la Sorbonne, il réfléchit, décrypte et écrit sur le nazisme et l’Allemagne depuis sa thèse de doctorat en 2006, il est aussi germanophile. Ça aide. Si 90% des archives de la période 1930-1933 seront détruites par les nazis et par les représentants de la droite et de l’extrême centre de l’époque, et on comprend vite pourquoi, les 10% récents font pourtant l’effet d’une déflagration. Qu’en aurait-il été autrement ?
Patiemment, l’auteur décortique, les textes, les journaux, les rapports de l’époque, les mémoires de certains protagonistes, les livres qui ont été publiés sur cette période, insatiable et rigoureux enquêteur de bibliothèque, il nous assène, ou plutôt les documents qu’il met à jour, nous assènent des vérités perturbantes et vertigineuses.
A la fin de la Grande guerre de 14-18, l’Allemagne, la grande Allemagne est exsangue, ruinée, à genoux. Pour se relever elle doit d’abord retrouver son honneur et accepter les exigences et les intransigeances du Traité de Versailles qu’elle n’a pas d’autre solution de signer, et de rembourser les dettes colossales et les peines financières qui lui sont imposées, mais aussi retrouver un souffle démocratique qu’elle a perdu. C’est la République de Weimar qui en 1919 va dessiner une Constitution plutôt progressiste à l’époque et qui inspirera même notre constitution de 1958.
Deux phrases m’ont marqué, celle de Benedetto Croce, philosophe italien selon qui « toute histoire est contemporaine », j’adhère.
Et la formule ambiguë d’Héraclite, « on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve » et là, je questionne.
Découpant son livre de manière magistrale, il déroule sous nos yeux médusés un film dont nous connaissions les acteurs mais pas l’intégralité des turpitudes. Le fil directeur est non pas l’arrivée d’Hitler au pouvoir le 30 Janvier 1933, point de départ de la période du Troisième Reich mais les conditions qui lui ont permis d’y parvenir, non par une vague populaire, ouvrière, mais porté sur un plateau par les classes moyennes frileuses de perdre leurs petits privilèges, regardant l’autre de travers, par la droite de l’époque, par ce que l’on appelle l’extrême centre, par les oligarques financiers, les grands patrons, les banquiers et les financiers qui se sont arrogés le pouvoir, comme un droit divin ou plutôt de classe, et qui voient là la meilleure des façons de conserver , de préserver leur arrogante puissance. Ces presbytes du pouvoir se croient tout permis, au premier rang duquel, leur forfaiture. Le livre est fascinant parce qu’il nous fait pénétrer dans les arcanes du pouvoir de l’époque, frayer avec le vieux et pathétique maréchal Hindenburg, les caciques de la droite , les Strasser et autres Schleicher obsédés par les combines et les intrigues, qui vont se fourvoyer dans leurs arrogantes prétentions à conduire une politique nationale comme ils conduiraient le budget de leur famille, la (déjà) concentration des médias et des journaux de l’époque jusqu’à en posséder plus de la moitié via Alfred Hugenberg le Führer des médias de ce temps. Découpant son livre en tranches , en pièces d’un puzzle qui vont s’emboiter sans peine, on suit d’abord l’austérité au pouvoir et les saignées d’Heinrich Brüning pour répondre à la crise sociale et financière, des constitutionnalistes prêts à amender puis renier la république de Weimar pour une constitution plus fade et propre à remettre les puissants en selle, l’hypertrophie du régime présidentiel du déjà vieux et incapable maréchal Hindenburg, l’appropriation des médias qui vont jouer un rôle majeur dans la diffusion et la propagation des idées d’extrême droite puis du régime nazi, le rôle des oligarques financiers, des banquiers, des chefs d’entreprises, des ultrariches de l’époque, véritables forcenés prêts à tout pour se maintenir au pouvoir, pour conserver privilèges et richesse que leur rang social de bien nés , légitimement leur doit. Les cabinets des barons de la politique et tous les agrégats des financiers vont porter Hitler au pouvoir. Le NSDAP, parti Nazi de l’époque, sera financièrement et grassement nourri par les grands patrons financiers. Tout pour conserver les acquis, les privilèges et la richesse, tout même Hitler pourtant personnage peu brillant, autrichien fraîchement naturalisé, depuis un an seulement, piètre travailleur de dossiers mais orateur férocement performant que ce soit dans les salons, les colloques patronaux des ultra riches ou pour galvaniser les foules allemandes qui n’ont jamais accepté l’humiliation du Traité de Versailles. Chapoutot fait exploser les idées reçues, Hitler n’a jamais été démocratiquement élu. Il a été porté au pouvoir par ceux qui pensaient faire de lui un prête-nom, un homme de paille, croyant le manipuler lui et ses sbires. Car à l’époque, les nazis étaient des gens honorables, des politiciens, pas du tout infréquentables en dépit des signes annonciateurs qu’étaient la constitution des redoutables SA, les sections d’assaut déjà prêtes à faire régner la terreur. Jamais Hitler n’a été élu, on lui a apporté le pouvoir sur un plateau. Il a su en faire l’usage que l’on sait. Dupant tout le monde, les nazis savaient jouer sur les mots, NAZI (Nationalsozialistiche Deutsche Arbeitpartei ou NSDAP) comprend en allemand deux mots, Socialisme et Travailleurs. Suivez mon regard, s’acoquiner avec les puissances de l’argent et faire croire aux pauvres, aux ouvriers, aux travailleurs qu’on allait défendre leurs droits, leurs revendications tout en trahissant les peuples et en minant consciencieusement la démocratie. Au moment où Hitler devient Chancelier du Reich, le parti nazi est en recul électoral, miné de l’intérieur par d’intestines querelles, prêt à imploser. C’est ce moment-là que choisissent les barons de la droite et du centre pour le propulser Chancelier du Reich, avec une bien pâle opposition des socialistes du SPD et des communistes pourtant en progression électorale. La jonction de la droite, du Zentrum, Parti catholique défendant les valeurs de l’Église et repoussant celles de la gauche, et des nazis fait basculer le cours de l’histoire. Dans les fosses de l’ignominie la responsabilité des grands patrons et des partis de droite est colossale, le livre précis, pointu, argumenté, fouillé, indexé de multiples notes, est passionnant, hélas, et s’il ne se lit pas comme un roman historique parce que cette histoire est tragique, il nous stupéfie. Pourquoi ?
Parce que le parallèle qui conduit à comparer cette tranche d’histoire avec la nôtre coule de source. Que des moments historiques comme celui-là ne servent même pas de cache misère à notre époque, qui honteusement, et pas seulement en France, voit nos gouvernements du centre droit, images en miroir de ce temps, plonger dans les eaux rances du passé. Bolloré est Hugenberg, Macron est Von Papen, il fait la courte échelle à l’extrême droite, à un Hitler de cette époque, c’est à dire fréquentable, bien sapé, bien peigné les cheveux en arrière sans mèche brune sur le devant. Ce serait qui selon vous ?
Laurent Mauduit dans son livre « Collaboration – Enquête sur l’extrême droite et les milieux d’affaires », très récemment publié, montre que le capitalisme libertarien promu par Trump, Elon Musk (et son salut nazi), ou Javier Milei en Argentine, est déjà en place, que les patrons s’affairent, comme Bernard Arnaud, Vincent Bolloré ou Pierre Edouard Sterin , bêlent et s’impatientent en coulisse tout en misant leurs petits chevaux dans le jeu. Pas que. Les milieux d'affaires en général, les petits patrons racistes ou homophobes, les PME de province, aujourd’hui comme dans les années 30 avancent leurs pièces sur un échiquier qui n’a rien de démocratique.
Chapoutot aujourd’hui décrié par certains comme un historien militant, ne fait qu’aligner des faits historiques documentés, irréfutables, se disant lui-même » surpris au fil de son enquête historiographique et archivistique au point de se frotter les yeux. «
Le parallèle avec aujourd’hui est saisissant.
« Le lecteur contemporain, écrit Chapoutot, aura sans doute décelé quelques échos entre ce que l’on désigne par l’intéressant mot d’actualité et l’Allemagne de 1932. Leur nombre est tel que l’énumération en paraîtrait presque fastidieuse : une politique d’austérité, dogmatique , qui aggrave la crise et la misère ; un pouvoir exécutif qui fait adopter des mesures de destruction du modèle social allemand à coups de 48-2 ; une gauche social-démocrate qui soutient cette politique afin dit-elle d’éviter le pire ;un régime politique qui à partir de 1930 se présidentialise et concentre des pouvoirs exorbitants dans les mains faillibles d’un homme pas exagérément intelligent, mais orgueilleux et buté ; le règne des entourages qui par une logique de darwinisme inversé, celle de la courtisanerie , promeut les plus incompétents et les moins dignes, ceux qui sont prêts à s’avilir pour devenir « des conseillers » et donner dès lors à peu près toute autre chose que de réels conseils ; une dissolution ratée, une seconde dissolution , dangereuse, inepte, vu le contexte de croissance de l’extrême droite de l’époque » (- je cite toujours la séquence des années 30 à 33-) mais demandée par cette même extrême droite, et accordée en gage de bonne volonté ; une défaite cuisante aux législatives ( Von Papen à moins de 10 % !) le refus de tenir compte des résultats des élections ;la condamnation « des extrêmes » et la précision, immédiate, que certains sont plus extrêmes que d’autres, , que ceux qui défendent la nation, les valeurs, et la propriété seront toujours préférables à la gauche ;un milliardaire , magnat des médias et habité par une mission de résurrection nationale, qui bâtit un empire de presse et de cinéma pour imposer ses cadrages, ses thèmes et sa ligne à un pays qui plébiscitait la paix et la justice sociale, mais qui se trouve progressivement nazifié ; des paniques morales en -isme comme le « bolchevisme culturel » que l’on est bien en peine de définir, mais qui résume toutes les peurs liées à l’évolution des mœurs (féminisme, homosexualité, mode de vie urbain…) et à l’élévation générale. du niveau d’éducation (…) un chancelier qui n’entend pas quitter le pouvoir ; l’incapacité du président à nommer un nouveau chef du gouvernement, des mois de réflexion, au sommet de l’état, pour échafauder le meilleur scénario qui permette de rester au pouvoir…) une politique de l’offre ouvertement pro-business faite de subvention aux entreprises et de crédit d’impôts ; des discours auto- justificateurs qui défendent cette ligne en clamant « nous ne sommes pas le gouvernement des riches »et la meilleure politique sociale c’est la politique de l’emploi ; un patronat qui applaudit et qui en réclame toujours plus etc. etc… »
Et au bout du compte, à l’arrivée, Goebbels, Himmler, Goering, Hitler.
J’ai trouvé ce livre d’une richesse et d’une documentation historique insoupçonnée.
On pourra dire et critiquer Johann Chapoutot et dire qu’il est partial, et que l’amalgame est trop facile devant tant d’inventaires accablants, confondants, et qu’il n’est ni neutre ni impartial On pourra le charger de la fameuse Loi Godwin qui repose sur une hypothèse que « plus une discussion en ligne dure, plus la probabilité d’y voir une comparaison impliquant les nazis ou Hitler approche de 1 » , on pourra dire que c’est de la confusion des genres, qu’il n’y pas devant l’énumération de faits politiques et historiques, de neutralité, et qu’il est à la fois juge et partie, on pourra dire tout ça, les faits historiques sont là et cette histoire-là remet en orbite une peur , celle d’une époque pas si ancienne que ça, que nos parents et grands-parents vécurent et que nous ne devons pas laisser ressurgir pour nos enfants. Ce livre lutte à la fois contre l’amnésie historique et politique. Pour reprendre Benedetto Croce que je citais au début, l'histoire doit être vue comme une reconstruction liée au présent, ce n'est pas une simple chronologie d'évènements passés, mais une interprétation active et vivante, la compréhension du passé est toujours influencée par le présent. Et inversement.
Citant un autre historien, Michael Foessel qui en 2018 s’imposa l’exercice spirituel d’un détour quotidien par 1938 et par les quotidiens de cette période, « la langue et les mots permettent de risquer un diagnostic instruit par l’histoire. (…) On comprend l’anathème qui vise l’analogie car elle est critique voire subversive. De son exploration de 1938, Michael Foessel ressort surpris de ne pas être dépaysé. « j’ai vu, nous dit l’historien, en 1938 des mots d’ordre, des réflexes de pensée , des éléments de langage qui structurent l’ordinaire de la politique française depuis longtemps. : radicalisation du discours camouflée par une idéologie post-partisane, triomphe des solutions libérales, en pleine crise du libéralisme économique, perception des procédures démocratiques comme un obstacle à la mise en œuvre d’une politique efficace, renforcement inexorable du pouvoir exécutif , multiplication des lois sécuritaires , liste non exhaustive qui s’applique aussi à l’Allemagne de 1932. « Et d’ajouter : « le regard sur le passé instruit d’abord sur ce que nous vivons aujourd’hui, c’est vrai pour la France de la séquence 1938-1940 qui révèle les « origines républicaines de Vichy », tout autant que de ce moment de 1932 qui en Allemagne, voit l’extrême-centre mettre l’extrême droite au pouvoir. « . Et j’ajouterai que c’est vrai aujourd’hui, lorsqu’on écoute les éléments de langage qui sont employés, et je renvoie pour ce sujet à l’excellente émission « l’Échappée » sur Médiapart et sur You Tube où Edwy Plenel interroge longuement le traducteur de l’allemand Olivier Mannoni, qui explique comment Trump parle comme Hitler et Poutine comme un gangster.
Johann Chapoutot cite dans son épilogue, ce jugement du Dr Arnold Brecht, haut fonctionnaire démocrate et juriste allemand, figure marquante de la République de Weimar, opposant au nazisme dès 1933 et condamné à l’exil, avant de revenir après la guerre tracer les contours d’une nouvelle constitution, celle de l'Allemagne de l'Ouest, mort en 1967, et qui disait dans ses mémoires ceci : « Hindenburg, Papen et Schleicher ne peuvent pas être critiqués pour avoir volontairement donné le pouvoir à Hitler- ce n’est pas le cas- mais pour avoir scellé le pouvoir des nazis, celui-là même qu’ils voulaient éviter, par leur dilettantisme. Ce sont moins des intentions malignes qu’une profonde bêtise politique que l’on peut leur reprocher- la légèreté des dilettantes politiques qui agissent aux frais de l’Allemagne et qui laissent l’addition derrière eux, conjuguée au viol de la Constitution, conjuguée également, hélas, à un manque de caractère dans les situations décisives, mais compensé par une confiance en soi au-dessus de la moyenne. «
Winston Churchill disait : « Un peuple qui oublie son passé se condamne à le revivre ».
Un grand livre d’histoire et de sociologie politique, très bien écrit, prophétique peut-être, lanceur d’alertes sûrement, dont le passé récent nous fera craindre la résurgence d’une actualité oppressante : celle des petits matins bruns.