Natacha APPANAH
La Nuit au cœur
Éditions Gallimard
2025 288 pages
Chronique dense pour livre intense.
Pourquoi parler une fois de plus d’un livre multi commenté me demandais-je, multi adoubé par la critique, multi primé et qui n’a nul besoin d’une énième chronique supplémentaire pour être mis en lumière ? Je suis souvent agacé par ce que j’appelle la tyrannie de la nouveauté, le livre lu par tous, au même moment, et qu’il faut donc aussi lire sous peine de passer sous les fourches caudines du jugement d’autrui. Je m’étais déjà convaincu de venir errer dans « La Maison vide » de Laurent Mauvignier, livre magnifique, bien avant qu’il ne soit primé au Goncourt, promener dans les quatre générations du très beau « Finistère » d’Anne Berest, ou replonger dans ma jeunesse militante avec le flamboyant « Livre de Kells « de Sorj Chalandon pour l’œuvre duquel je nourris une tendresse particulière.
Je souhaitais en rester là et continuer à m’immerger dans une littérature sans âge. J’avais tant d’autres questions, ailleurs.
C’est par un autre biais que j’en suis venu à ce livre de Natacha Appanah, dont j’avais passionnément aimé le récit précédent « La mémoire délavée », livre graphique sur les grands-parents de l’auteure, coolies émigrants indiens venant se substituer aux esclaves noirs sur l’Ile Maurice, et se faire exploiter dans les plantations de canne à sucre.
Ce fut d’abord au visionnage du très beau documentaire de Claire Simon sur l’œuvre d’Annie Ernaux, et au témoignage-débat-échange passionnant de jeunes lycéens qui a fait toc-toc dans mon cœur, que je le dois. Ces jeunes sont épatants, sincères, cultivés, rassurants.
Et puis un livre primé à la fois par le Prix Goncourt et le Prix Renaudot des lycéens, interpelle. Qu’est-ce qu’ils aiment nos jeunes, qu’est-ce qu’ils lisent nos collégiens et lycéens, avec quelle maturité se plongent-ils dans des œuvres dérangeantes, émouvantes, éblouissantes de vérité, d’humanité ?
J’ai donc bifurqué dans mes lectures distractives du moment, pour m’immerger dans cette « Nuit au cœur », sombre, majeure, autant émouvante qu’éprouvante. Je ne l’ai pas regretté, même si la lecture fut pour moi, difficile, bouleversante, déstabilisante même. Tant mieux. Bien fait !
Nous sommes face à trois récits d’emprise qui vont conduire au féminicide. Le premier, de l’auteure elle-même qui à 20 ans, déjà questionnée par l’écriture se retrouve à partager la vie de HC, un homme très mûr, de plus de cinquante ans, poète ou écrivain raté, comédien se jugeant méconnu, qui peu à peu va resserrer son étreinte perverse sur Natacha. Puis c’est le récit de Chahinez Daoud et de son mariage avec MB maçon, algérien, divorcé, prêt à refaire sa vie et à gagner la France pour s’y installer à Mérignac près de Bordeaux, avec sa nouvelle épouse elle-même courageusement divorcée, et un fils à venir. Enfin c’est Emma, une parente éloignée de l’auteure qui va partager sa vie avec un chauffeur, RD, travaillant dans un ministère important.
Chaque fois le processus est le même, une trajectoire qui va de la séduction à l’amour fou puis au mariage et qui une fois le point culminant de la rencontre atteint dévale une pente vertigineuse, où le mari jaloux, délirant, supputant un amant ou des liaisons étrangères, plus simplement encore, un vêtement qu’il juge inapproprié, va resserrer son emprise à un point tel que la fuite devient impossible. Impossible avec une conséquence implacable conduisant au meurtre prémédité, à la disparition par le feu ou par les balles. Tragédie incompréhensible, sauf si l’on évoque une pathologie psychiatrique, délirante, qui va au-delà de l’emprise psychologique et physique pour conduire à un meurtre qui relève de l’absurde.
A chaque fois, la mécanique reste la même.
« Au début, il décrit de larges cercles concentriques d’observation suivis de charges frontales et d’approches croisées (…). Vous deviendrez le point central de ses approches et il reviendra systématiquement au contact par tous les moyens possibles en s’acharnant et en devenant insistant. (…) Il montre une fois encore sa supériorité territoriale par son langage corporel. C’est préférable de quitter la zone sans perdre trop de temps, avant qu’il ne devienne trop inquisiteur. Maintenir un maximum de distance et ne jamais reculer. Il faut aussi, toujours, garder une position verticale, un contact visuel et réagir le moins possible à ses approches. « .
Ce « il » dans cet extrait d’article nous dit Natacha Appanah, n’est ni un maçon, ni un poète, ni un chauffeur. Ce « il « n’est pas un homme. Ce « il » désigne un requin, et ce passage est extrait d’un article sur les différents comportements et approches du squale.
De ces trois histoires de vie, longuement mûries, enquêtées, analysées, Natacha sera la seule survivante. Physique. Avec un talent et une puissance irréfutable, elle tresse un lien subtil puis évident entre trois récits sinon dissemblables au départ, rapidement conformes, à leur terme. L’emprise, ce mot redoutable parce qu’il emprisonne la femme par les menaces, la surveillance et la mainmise sur le corps et le contrôle psychologique sur les pensées de tout instant, sur l’âme, le sommeil, au point de paralyser l’être tout entier, empêchant toute réaction, manipulant et dévoyant le sentiment de culpabilité pour le faire porter par la femme elle-même, la prise de pouvoir de l’homme sur le corps de sa femme sera totale.
Nous avons parfois assisté à une mise sous influence d’une femme par son mari, résignée à demeurer emprisonnée pour inconsciemment comprendre que pour sauver sa peau, il lui fallait se soumettre.
Ici on va plus loin, au bout de l’intolérable. Si Natacha réussissait à se libérer de ce qu’elle appelle à plusieurs reprises « ses rets », il en sera différent pour les deux autres, Chahinez, dont le calvaire prendra fin dans une immolation calculée, délibérée, de celui qui est son mari, sous les balles pour Emma, une de ses parentes, dont le corps sera labouré par les roues du véhicule ministériel de son conjoint.
De nombreux livres, ces dernières années ont décrit ce processus d’emprise psychologique d’une femme par son mari, je pense à « l’Amour et les forêts » d’Éric Reinhardt lui aussi primé par le Renaudot des lycéens, et remarquablement adaptée au cinéma.
Je pense aussi au « Consentement » de Vanessa Spingora, ou même dans une approche différente de la soumission, au livre d’Adèle Yon « Mon vrai nom est Elisabeth » ou bien sûr à « La honte » de Annie Ernaux, aux livres d’Edouard Louis qui parlent souvent de l’emprise masculine dans les milieux sociaux défavorisés où la violence et la domination masculine sur les femmes est standardisée, normalisée.
Au XIX et au XX ème siècles, la psychiatrisation des femmes avec l’utilisation abusive de son arme fatale, l’hystérie Freudienne, bien sûr détournée de ses intentions initiales, mais récupérée comme outil masculin pour soumettre et enfermer les femmes, a fait le lit du féminicide.
Le très beau roman de Julia Malye « La Louisiane » sur la déportation de 90 femmes enfermées à la Salpêtrière en 1690 pour aller peupler la Louisiane, tout comme l’essai récent de Pauline Chanu « Comment l’hystérie continue d’enfermer les femmes » abordent intelligemment ce thème. Des essais et des études exhaustives ont été publiés, celui de Françoise Héritier « Nous sommes tous des féminicides » fait autorité, le livre de Christine Bard qui retrace l’histoire des violences faites aux femmes, des crimes banalisés car jugés par des hommes ou justifiés par des systèmes patriarcaux, toile de fond des « Cerfs-volants de Kaboul » de Khaled Hosseini, dénoncent les violences systémiques allant jusqu’à la mort. Je repense en écrivant cette chronique, à un film afghan, très beau, vu il y a quelques années en présence du réalisateur et de sa comédienne principale, « Wajma » , qui traitait avec force et courage de ces problèmes-là dans des sociétés masculines hyperstructurées et cadenassées pour les femmes Afghanes.
Rappelons-nous de ce slogan des années 68, pastiche de Saint Ex, « Viol de nuit Terre des hommes «.
Ça n’a pas vraiment changé. Si ?
Il y en a tant de ces livres nécessaires qui mettent en lumières ces violences subies par les femmes depuis des millénaires.
Mais « La nuit au cœur » c’est autre chose, ce n’est ni un roman, ni un essai, ni une fiction, ni un documentaire.
C’est un livre que je ne saurais hiérarchiser sans être réducteur, peut-être un témoignage-enquête- analyse- introspection qui s’est étalé sur 20 ans, l’histoire de l’auteure qui n’en sortira jamais intacte, liée, nouée à l’histoire terrible de ces deux autres femmes, Emma et Chainez sur lesquelles, dans une sorte d’hommage posthume, elle ira jusqu’aux limites ultimes de ce que l’on peut et doit savoir. L’auto-analyse de Natacha est une déflagration de lecture qui nous oblige, par décence, à poser le livre après quelques pages, un chapitre, pour réfléchir, compatir certes, mais au-delà de cela, se questionner soi-même sur notre rapport intellectuel et moral face au féminicide, et interroger par-dessus toute la violence masculine. Cela va même plus loin encore, car Natacha nous ouvre son carnet intime, nous partage les plaies incicatrisables de son cœur et de son âme, nous raconte l’abandon de ses parents puis son retour plusieurs années après, dans des pages infiniment émouvantes.
L’histoire est tellement écrasante que chaque mot choisi, chaque mot déposé a son importance. Le propos est si grave qu’une virgule mal positionnée pourrait prêter à confusion. C’est dire la réflexion, la vigilance qu’a mené son auteure pour écrire, réécrire, reformuler chacune de ses phrases. On le ressent à sa lecture. Son livre est charnel, viscéral, le corps et certaines de ses parties régulièrement choisies (la gorge) est violé, violenté, dégradé comme elle le rapporte après son premier rapport sexuel subi à 20 ans avec MC.
Ce livre qui démarre sur l’emprise, dépasse les bornes fixées par un pervers narcissique, pour se conclure par un féminicide de plus.
Je pense à cette phrase de Christine Angot : « Peut-on dire que le féminicide est le prolongement du viol ? La négation de l’égalité de l’autre, menée jusqu’au bout ».
L’auteure qui partage ses doutes, ses difficultés à formuler son récit pour le lecteur, s’excuserait presque de rester parfois dans le brouillard d’un propos dans lequel elle avance lentement, à pas de loups, pour relier ces trois histoires à la fois différentes et semblables. Rien n’est biaisé, les noms des personnages ne sont pas modifiés pour les femmes, les hommes sont eux réduits à des initiales, à un acronyme. Ce livre est l’éclat d’un miroir de nous-même, peut être encore plus difficile à assumer pour un lecteur homme.
Enfin, il y a de la colère dans les dernières pages du livre, une colère pas seulement contre les hommes et le mal qu’ils ont fait, mais une colère contre elle-même, aussi, de ne pas avoir su résister, répondre dans l’instant, contester, refuser l’inacceptable, c’est en cela qu’on est encore davantage touché par l’humanité de l’auteure poussée à l’extrême.
J’ai retrouvé cette réflexion puissante d’Annie Ernaux qui disait : " Écrire, c’est aussi venger quelque chose. Venger les femmes, celles qui ont subi la violence, celles qu’on a réduites au silence. Leur donner une voix, c’est leur rendre justice."
Ce texte de Natacha Appanah s’inscrit totalement dans le prolongement de cette phrase.
« Pourquoi on tue sa femme ou son ex-femme ? Pourquoi certains hommes ne supportent pas d’être quittés ? Être tuée par la personne qui dit vous aimer. Le lien entre Emma et Chahinez et moi. La violence dans un couple. L’engrenage qu’est cette violence. Les rets qui nous emprisonnent, nous serrent. La fine ligne qui sépare amour/dépendance/emprise. Courir pour échapper à l’homme. La peur des derniers instants. La peur que les femmes ont des hommes. Peur de son père, peur de son mari, de son frère, de son oncle, de son cousin, de l’homme croisé dans la rue. Être réduite à rien, au silence, malgré toute son éducation, et ses études et ses paroles et son ambition d’émancipation. Devenir une proie. Ne pas reposer en paix. La justice, la réparation, les contours des fantômes. Comprendre exactement ce qu’ont été les derniers instants ».
(…) « Il faut être à l’intérieur d’un foyer violent pour comprendre ses codes et ses rouages spécifiques : la notion du temps y est élastique, les règles changent selon les humeurs, les paroles et les gestes sont sujet à interprétation constante. La peur de son conjoint s’accompagne du développement d’un sixième sens : on sait, on sent, on peut rester immobile, jouer à la morte, on peut bondir et se mettre à courir. Le foyer violent est un monde à part et ceux qui n’y sont pas disent des phrases telles que : pourquoi elle n’est pas partie ? Pourquoi elle n’en a parlé à personne ? pourquoi elle n’a pas été à la police ? Pourquoi elle s’est remise avec lui ? (…) c’est ce monde où l’emprise de l’homme se fait plus étouffante à mesure que la volonté de la femme de s’en libérer se fait plus évidente. Ce monde semblable à un bras de fer permanent. Ce monde-là n’est jamais une histoire aussi simple à résumer que par ces mots : « elle aurait dû partir. »
Ce livre est salvateur, humain, dérangeant, il dynamite les limites de l’inacceptable.
Nos jeunes lecteurs nous montrent par leurs choix qu’une autre voix et une autre voie sont possibles et tenables. Mon sentiment est que, nos enfants, nos petits-enfants, ont plusieurs longueurs d’avance morale sur leurs aînés, que nos jeunes filles ont intellectuellement et socialement grandi et mûri, se sont données les armes, surtout pour dire non et refuser l’inacceptable.
Je conclus cette longue chronique sur ce livre essentiel par une citation de Virginie Despentes qui écrivait en 2006 ceci :
« On ne naît pas femme, on le devient. Et on le devient dans la douleur. On le devient en se cognant contre des murs, en se faisant violenter, en se faisant humilier, en se faisant dire qu’on n’est pas à sa place. «
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Références pour cette chronique :
https://lignesdefuite.blog/eric-reinhardt-sarah-suzanne-et-lecrivain-et-lamour-et-les-forets/