Billet de blog 13 septembre 2025

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Anne Berest : Finistère

Rentrée littéraire 2025: le nouveau livre d'Anne Berest- Un très beau récit

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FINISTÈRE

d’Anne BEREST

RENTRÉE LITTÉRAIRE 2025

Albin Michel 432 pages

« Finistère », là où finit la terre

Terme venant du latin « Finis Terrae », une terre qui semble s’arrêter face à l’immensité de l’océan atlantique.
Ce mot, illustre magnifiquement tant du point de vue géographique que métaphorique le nouveau livre d’Anne Berest.  Comme tant d’autres lecteurs j’avais passionnément aimé « La Carte Postale » dans laquelle cette ancienne des Classes Prépa enquêtait avec brio sur la branche maternelle de sa famille juive « les Rabinovitch », avec pour seul point de départ une carte postale anonyme déposée dans la boîte aux lettres.  

C’est à la branche paternelle de sa famille qu’Anne consacre son nouveau récit. A la différence de nombreux livres complaisants de cette rentrée qui tournent comme un manège sans fin autour du nombrilisme et de leur mère, Anne dépeint d’une manière habile et sans temps morts, avec des chapitres courts introduits par des titres subtils pleins d’humour quatre générations de sa famille.

 La première, celle de son arrière-grand-père Eugène, est passionnante avec la création des premières coopératives bretonnes en 1910 à Saint Pol de Léon où l’autrice a ses origines, pour lutter contre les intermédiaires, voleurs des paysans sur les marges bénéficiaires du marché de la pomme de terre.

« La Bretonne » sera la figure emblématique de ce premier outil syndical. On apprend beaucoup de choses sur les pratiques bretonnes de l’époque, les activités maraîchères toujours d’actualité un siècle et demi plus tard mais aussi les traditions familiales, les mariages arrangés de l’époque par le Bazh-Valan sorte d’entremetteur de mariages.

Mais chez les Berest , et cela sur toute la lignée, les choses ne se passeront jamais de façon prévisible et conventionnelle. Récupérant les cahiers qu’Eugène son grand-père, qui porte le même nom que son arrière-grand-père, remplissait à l’époque de toutes les difficultés de son existence, Anne nous fait une peinture exhaustive, argumentée, politique, et certainement pas « bretonnante » de l’époque. Plus Xavier Grall à mon sens que Pierre Jakez-Eliaz, mâtiné d’une ambiance souvent poétique et musicale dans un style fluide et pur, une sorte de mix du poète Yvon Le Men et des chanteurs Yann Fench Kemener  ou Dennez Prigent, nous sommes intimement plongés dans une microsociété qui a toujours professé depuis Anne de Bretagne sa singularité avec opiniâtreté.

En parallèle, Anne Berest alterne avec la quête de son père, Pierre, dont elle se rend compte en vieillissant, et en particulier lorsqu’elle apprend son cancer, qu’elle ne sait que peu de choses sur sa vie, plus encore, sevrée d’amour et d’une affection qui ne s’est jamais exprimée ni manifestée du côté de son père, un bon père par ailleurs, que du côté de l’autrice qui par maladresses successives n’a jamais réussi à débusquer un lien affectif fort. Son idée d’écrire sur cette branche paternelle, si elle va lui permettre de mieux connaître la vie réelle de son père ne sera pas suffisante pour exprimer intimement l’amour qu’elle lui porte et qu’elle attend en retour. Pudeur partagée, sans nul doute, qui conduit trop souvent à des manques et des regrets définitifs.
Ce grand-père Eugène qu’elle n’a pas connu, appelé à prendre la suite de son père à la tête de la Coopérative « La Bretonne », n’en fera comme tous les Berest qu’à sa tête. Lui ce qui l’intéresse, c’est d’apprendre le Grec ancien et de l’enseigner, pas de manager  à St Pol de Léon.

Ce qui frappe dans cette peinture de ces deux premières générations, c'est la tolérance. Si l’on a des projets pour ses enfants, ils ne resteront jamais gravés dans du marbre. Il y a cette souplesse d’âme et cet amour qui font qu’au bout du compte et quels que soient les revirements douloureux, l’enfant sera maître de son destin. Ce trait de caractère fort anime toute la famille de l’autrice.  Eugène fils aura gain de cause en intégrant jeune, hypokhâgne au prestigieux Lycée Henri IV. Toute la peinture réaliste de l’époque se dévore à la fois comme une description romanesque, de ces années de guerre, l’ostracisation des Juifs dans les grands lycées parisiens, mais aussi la résistance courageuse des étudiants face aux décisions de Vichy. On est en pleine histoire au travers de ces chapitres, vifs et enlevés qui m’ont souvent fait penser au très beau livre de Bastien François sur cette période, « Retrouver Estelle Moufflarge », sur la disparition à 15 ans d’une adolescente juive, la place des   enseignants français, très partagée, face aux décisions contre les juifs.  On suit aussi   l’émancipation d’une culture catholique totalement désuète à Paris, compliquée pour les jeunes provinciaux, sans omettre l’éveil romantique à l’amour d’Eugène.

Il y a un trait commun à la famille d’Anne Berest qu’elle résume très bien dans cette citation du philosophe Alain : « penser c’est dire non. « 

« L’homme qui dit non, dit non aux tyrans, aux prêcheurs. Mais aussi, à sa propre pensée. Car celui qui se contente de sa propre pensée ne pense plus rien. (…) Il faut se frotter les yeux et sentir que l’esprit ne soit pas l’obéissance. « 

Nous saurons à peu près tout sur la vie d’Eugène, ce grand père qu’Anne n’a pas connu, son mariage avec Odile sa future grand-mère, qu’elle « dépeint », un mot, plus juste  qu’ »écrit »,  tant Anne Berest sait faire émerger dans l’esprit de son lecteur, des images, des couleurs, des ressentis, des odeurs, des pensées.
Confrontée à la progression de la maladie de son papa, et à la maladie proprement dite ignorée jusque-là dans la famille Berest, nous cheminons avec l’autrice à la découverte de ce père aimant sans avoir su le dire, qui est devenu polytechnicien, Chercheur en mathématiques, vivant et voguant dans un monde peuplé d’équations compréhensibles de lui seul et de sa communauté scientifique. Ce qui ne l’empêchera pas, jeune homme, et c’est une découverte pour sa fille, de plonger lors des années 68 dans la rébellion politique, trotskiste dans des organisations de pointe de l’époque comme la Ligue communiste, avant peu à peu de s’en éloigner. « Faire de la politique, c’est ne plus subir le monde ». Mais elle a ses limites.

Pour autant, malgré l’obstination d’Anne à percer la personnalité de son père, beaucoup de cases ne seront pas remplies.

« Je ne réussissais pas à trouver cette intimité entre nous. Alors que les relations entre les êtres ne sont jamais définitives, il semblait que mes relations avec mon père s’étaient figées. Il m’était en revanche impossible de dire pourquoi. Vivre auprès d’un silencieux est une expérience singulière. « Chaque geste est un message, chaque regard un fragment de récit. « Le silence, loin d’être un vide, se remplit de choses dites, où rien ne se livre entièrement- tout est à la fois clair, limpide, et équivoque. Côtoyer un taiseux, c’est connaître une langue, celle du frémissement imperceptible de la transmission des pensées. « 
Toute la tranche de vie concernant l’engagement politique de Pierre Berest m’a moins passionné, peut-être parce que de cette génération, j’en connaissais les ressorts, les espérances comme les déceptions inéluctables. Et ce même si retrouver les grandes figures politiques et philosophiques de l’époque comme Gilles Deleuze m’ont ému.  

L’enquête d’Anne par contre m’a passionné et convaincu, car elle a toujours l’intuition de la réserve, concentrée avec   obstination sur ses recherches,  et la justesse de ses réflexions touchera tout lecteur réfléchissant à un moment de sa vie sur sa famille, ses origines et ces générations qui ont conduit à ce qu’il est devenu.

Anne Berest excelle dans le récit de ses parents dont elle est naturellement partie prenante et qu’elle relate en détails, avec une émotion qui n’est pas sans exercer une emprise sur son lecteur. Notamment, les si belles pages sur sa venue au monde pleine d’incertitudes, qu’elle décrit finement « comme un conte de fées et un mythe à la fois. « « le conte de fées m’apprendra à être combative, à ne jamais m’avouer vaincue. Et le mythe jettera sur moi un halo d’étrangeté, de soupçon, d’inquiétude. Et je me demande si les liens que j’ai tissés avec mon père auraient été différents, sans cette légende. Une question qui demeure suspendue dans le temps. « 

Et le papa, c’est lui !

« Mon père, assis à côté de Leïla, ma mère, silencieux comme toujours, le regard loin de nous, songeur. Mystérieux. Et je fixais son visage, depuis l’angle que m’offrait ma place. J’ai grandi avec un père si beau qu’il m’a débarrassé de la question de la beauté. Si beau qu’aucun garçon ne pouvait rivaliser. « Très vite, j’eu l’impression qu’aux yeux de mon père, je ne méritais pas le Finistère. Certes je portais le prénom d’une reine celte et mes pupilles étaient bleues comme celles des Bretonnes, mais je n’en avais ni la pureté ni l’épaisseur. Je n’étais qu’une petite Parisienne sans authenticité. « 

Malgré tous ses efforts pour capter l’attention soutenue de son père, elle n’y réussira pas vraiment, ou par instants seulement. Allant même jusqu’à se former au jeu d’échecs pour provoquer un tête à tête avec lui, mais vite battue, cela se révèlera encore une mauvaise piste.

 Les mots sont forts : « Toute ma vie, j’ai regardé mon père comme un mystère. « (…) Je voyais dans ses silences une froideur qui n’y était sans doute pas. Ce que je sais c’est que cette distance-là, imperceptible d’abord, s’est creusée jusqu’à devenir infranchissable (…) peut être avais-je trop soif de lui, j’avais un goût pour tout ce qu’il aimait, j’apprenais par cœur les poèmes qu’il connaissait, je lisais les livres qu’il lisait. « C’est une éclatante déclaration d’amour à un père qui malgré tout restera un rendez-vous manqué (…) Mon père est parti avec cette fausse image de moi, ou du moins une image incomplète. ( …) Maintenant il est trop tard et jamais nous ne pourrons réparer ce malentendu. « Et sans que je puisse y faire, la douleur me traverse comme une lame. «  

L’amitié, les années SIDA, la fin du rejet des homosexuels considérés comme des délinquants jusqu’en 1981, les révoltes féministes, complètent un récit dense et foisonnant.

Prenant le parti pris d’une enquête transgénérationnelle Anne Berest réussit à la perfection son travail ; » Celui qui se penche sur la constellation de ses ancêtres découvrira des répétitions qui lui sembleront parfois évidentes, parfois surprenantes. Les récits familiaux construisent ces héritages. Mais peut être portons nous également en nous des legs imperceptibles. Le goût de certaines choses. Je ne saurai jamais si Eugène aimait autant que moi sentir sur ses pailles l’amertume étrange et tourbée du réglisse. Ou l’acidité piquante d’un sorbet au citron. « Il faudrait pouvoir, dans la sève d’un arbre généalogique, retracer les chemins subtils des sens et des jouissances qui se transmettent au fil des générations. « Elle adopte, en experte qu’elle est des biographies privées, le point de vue plutôt radical de la  psychologue Anne Ancelin Schützenberger qui a écrit des choses très pertinentes sur la psycho généalogie dans « Aïe,mes aïeux. « .

Il y a de fortes analyses politiques sur l’identité bretonne réelle, c’est-à-dire débarrassée du folklore des coiffes et des chapeaux ronds, comme cette description de la manifestation Brestoise de la journée du 8 mai 1968.

» Dès l’aube, la ville s’était arrêtée. A la gare de Brest plus aucun train ne partait. Sur le port, les criées restaient désespérément vides, les chalutiers figés sur l’eau, immobiles. Une marée humaine se forma peu à peu, rassemblant les syndicats ouvriers, les paysans, les enseignants, les étudiants et même l’Église. (…) Les visages étaient graves, unis par une détermination collective. Les tracteurs chargés de lait et de pommes de terre offerts par les paysans du Léon, faisaient une colonne imposante tout autour de la ville, bloquant sur des kilomètres la circulation. Tous souffraient d’un même sentiment d’abandon : celui d’une région reléguée à un rôle de décor pour les touristes et leurs résidences secondaires, sans perspectives pour ceux qui y vivaient «.

Tout au long de son enquête familiale, des secrets de familles, ces secrets couverts d’une chape de plomb, comme dans toute famille, se dévoilent, expliquant par instants des comportements, des traits de caractère.

 « Il faut attendre la nuit pour dire que le jour fut beau ».
Je ne savais pas où placer cette phrase dans ma chronique. Elle pourrait y figurer partout.

Vous comprendrez à quel point j’ai aimé ce livre, lu dans d’étranges conditions. Sans le savoir, et je vous jure que c’est vrai, j’ai randonné début septembre, seul livre pris au hasard dans mon sac sur les 236 kilomètres première étape du Tro Breiz qui relie Quimper à Saint Pol de Léon, dévorant des chapitres à chaque étape. Pour le finir à Saint Pol. Curieuse coïncidence qui va peut-être en connexion chez moi avec des racines paternelles Malouines.

 Ce livre est bien plus qu’une fresque familiale qui s’étend sur quatre générations. Il nous interroge nous aussi, lecteurs, sur nos propres origines, d’où nous venons, que savons-nous, qu’avons-nous fait et que faisons-nous encore de nos vies ?  En ce sens il va au-delà de la simple généalogie familiale, de l’identité silencieuse de chacun sur laquelle on accepte ou pas de se pencher. Ce livre est une sorte de révélateur d’existences, sur les non-dits familiaux que l’on charrie de génération en génération, sur la récurrence des singularités  familiales, sur l’amour, sur les regrets de n’avoir pas su se parler, et souvent se dire que l’on s’aimait. Nous ne sommes plus ici dans « Familles,  je vous hais » comme chez Sorj Chalandon (dont le livre de Kells est par instants le pendant masculin de « Finistère ») , mais véritablement dans « Familles, vous me manquez ».

C’est beau, très beau, bien au-dessus des mastodontes de la rentrée littéraire.

Finistère, là où finit la terre,
Là où commence l’émotion du lecteur,
Une terre où le plaisir de lire n’est pas près de disparaître.

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