Billet de blog 13 novembre 2025

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Dominique Eddé: la mort est en train de changer

Gaza et la défaite de l'humanité: le texte bouleversant et magistral de l'essayiste Franco-libanaise sur l'asphyxie de la Pensée

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Dominique Eddé

La mort est en train de changer

Éditions Les liens qui libèrent
122 pages 12 Euros

« L’enfer est vide. Les démons sont ici. « 

C’est à cette phrase de William Shakespeare que je songeais en refermant le court et magistral essai de Dominique Eddé.

Dans un texte dense, au titre énigmatique qu’elle expliquera avec finesse, l’écrivaine Franco-libanaise nous délivre un message et une réflexion de toute grandeur, habile à s’extraire de sa position de romancière, elle qui de tout temps a combattu par une plume forte, le totalitarisme de toute obédience. Partant du désastre et de la barbarie humaine qui s’est abattue sur Gaza depuis deux ans, elle écrit pour nous faire réfléchir, raisonner, penser, nous (s’) interroger, sur notre silence coupable, nous citoyens, sans négliger son jugement sur l’arrogance ultime des pouvoirs européens, ne disons rien de celle des américains. Nous rappelant par ces images insoutenables d’enfants démembrés, d’affamés, à Gaza, de porteurs de cadavres, images qui se déroulent en boucle et en instantané sur nos écrans de portables, celles des hôpitaux éventrés sans équivoque possible, images de populations civiles, d’ enfants qui ne comprennent rien à ce déluge de bombes, sur la sidération des peuples. Rappelant son origine libanaise elle a cette phrase forte, » tous ces êtres ont habité au même endroit : là où vivre consiste à mourir en vie ».

Partant de ce massacre sans nom sur une population dépouillée depuis 1948, déplacée, aux territoires patiemment confisqués et aujourd’hui abandonnée par le monde arabe, mais qui n’en est plus un, nous dit-elle, car quoi de commun entre les tours clinquantes de Dubaï et les tentes déchirées et les tôles fondues des Gazaouis.  Sans s’abstraire de l’horreur du massacre du 7 Octobre, elle pointe l’échec et l’indigence des analyses politiques de tous, des Européens qui, à bon dos, se sont disculpés de leur responsabilité de l’après-guerre. En 1948, le sentiment de culpabilité post-shoah   a accéléré la création d’un état indépendant déjà pressenti depuis la fin du XIX -ème siècle, mais a reposé sur un conglomérat d’opinions différentes et d’appétits politiques très divers, où l’humanisme n’était que de façade.  

La   création cash d’un état de toutes pièces, c ’est la bonne expression, sans garde fous, qui devait être un partage à parts égales d’une terre, avec une coexistence pacifique de deux peuples s’est soldé, dans une confusion coupable, par la patiente expropriation, progressive puis définitive d’une population.

Partant de l’histoire, Dominique Eddé ,  concernée car meurtrie par les multiples conflits qui embrasèrent son pays et encore tout récemment au sud Liban par les avions Israéliens, sans omettre dans le passé la responsabilité des milices chrétiennes des phalangistes  libanais dans les massacres de Sabra et Chatila , et sans renvoyer dos à dos les deux peuples ou plutôt leurs dirigeants tant la situation est complexe,  sait prendre suffisamment de hauteur  pour  faire fléchir les  pensées dogmatiques et  réfléchir sur le basculement qu’on n’ose pas être définitif de notre temps, de notre planète,  désormais ravagée même dans la plus vieille démocratie outre atlantique, par l’extrême droite complice du mal.   Elle décrit, le nouveau langage simpliste, réduit à 300 mots, du Trumpisme en train de devenir un nom générique et les conséquences qu’il induit (le linguiste Olivier Mannoni le démontre magnifiquement  en faisant le parallèle avec le vocabulaire nazi) comme une défaite de toute l’humanité. C’est un monde qui progressivement se glace car envahi par l’arbitraire manipulateur des algorithmes et le pouvoir absolu de l’IA propre à confondre tous les jugements dans un même moule. 

Une génération de néo capitalistes s’est arrogée tous les pouvoirs pour museler et hybrider nos consciences à leurs propres intérêts à coup de fake news générées par des IA, bientôt aptes à s’autoréguler et décider indépendamment de son créateur comment   cumuler encore plus de pouvoir et donc de profits.  Elle s’interroge sur cette forme de modernité qui est peut-être le cliché d’un symptôme planétaire : » la programmation par la finance de cellules de vie protégées où ce qui n’est pas un profit est tenu à distance. Dans cet univers, les démunis sont bien entendus priés d’aller vivre ailleurs, de se faire oublier. Sur ce point Trump et Musk ont beau s’entretuer, ils resteront d’accord. « 

« Nous sommes, nous dit-elle, désormais des milliards d’individus à consacrer une part énorme de notre temps à la pratique désincarnée avec le monde. » (…) « L’invasion de l’espace dit réel par l’espace virtuel gagne ainsi un territoire si écrasant que le second pourrait reléguer le premier au rang du décor. Cela ferait de chacune chacun d’entre nous une coquille de chair et d’os conquise et dominée par l’organisation mécanique de ses propres données : une vie automatisée dans un souvenir d’être humain. Et pendant ce temps, Sam Altman, créateur de ChatGPT, investit des milliards dans l’espoir de tuer la mort «

« On est forcés, ajoute-t-elle, de prendre au sérieux Yuval Noah Harari lorsqu’il affirme que si notre espèce survit plus de mille ans, à dater d’aujourd’hui, nous serons tellement changés que nous ne serons plus des Homo Sapiens. « 

Sans fin donc sans espérance ? La voix bridée des lanceurs d’alerte, et elle en fait partie, se perd dans un puits sans fond où se trouvent déjà, le droit, la morale au sens grec du terme (indissociable de la raison, la morale comme réflexion sur la vertu et le bien vivre), l’idée d’une avancée de l’espèce humaine vers un objectif de raison, de sens et d’intelligence.

La subjectivité et ses appendices mortifères a-t-elle donc définitivement supplanté la tempérance et la sagesse, au profit du court-termisme, que ce soit pour l’appât du gain ou pour la recherche de solutions rageusement personnelles, envoyant aux poubelles du temps la quête inlassable d’un bien absolu.

Ce texte magnifique est un concentré terrifiant de ce que nous fait vivre la capitulation et la faillite de la pensée au profit d’une vulgarisation de la vulgarité dont le Trumpisme et ses valets ne sont que les derniers avatars.

Dominique Eddé est bien une de ces lanceuses d’alertes qui s’interroge sur l’avenir du psychisme, sur la sauvegarde de la pensée en train de se faire dévorer tout cru par la voracité des algorithmes. Il n’y a plus depuis la mort de Dieu, nous n’y reviendrons pas dessus, de parapets pour nous protéger d’une angoisse métaphysique et existentielle qui nous étreint tous, plus de voix sages pour nous indiquer le chemin, un chemin vers la préservation de l’espèce. Les massacres permanents que la planète subit, de toute nature, en sont l’effroyable exemple. La cécité idéologique et la lâcheté des puissants et des médias à leurs basques, nous a conduit dans le gouffre actuel.

« Autant dire que pour l’heure, la capitulation spirituelle est totale. « 

Ce livre, où disparaissent les angles morts de la pensée dominante qui se liquéfie dans sa globalité, dans un torrent boueux, est un traité de lucidité, de clairvoyance. Admirablement écrit, le mot juste déposé à chaque phrase, elle enrichit et argumente sa pensée en convoquant les mannes de Dostoïevski, celui des Possédés, ou d’un Kafka au crépuscule de sa vie avec qui elle dialogue hardiment, et dont elle explique la réalité de la terrible expression « l’avilissement de la souffrance », point culminant de la torture, lorsqu’elle accuse les dirigeants israéliens actuels de le faire autant pour celle des Juifs que celle des Palestiniens. Elle tâche nous dit-elle de parler de personne à personne. En présence de personne ! « 

Avec un désir en tête : » éviter les réflexes du langage qui colmatent les failles au lieu de les comprendre. « 
Comment dans ces conditions, continuer à frayer un chemin à la pensée, si ce n’est en faisant un appel désespéré aux grandes plumes prophétiques de la littérature et de la philosophie, de Hannah Arendt à Nietzsche, de Cioran dont elle pointe l’ambivalence ou de Jankélévitch dont elle souligne l’aptitude à modifier son regard pro-sémite vers un indignement salutaire face au bellicisme de son peuple dont il défendait avec force l’existence de l’état.

Face aux plumitifs et aux aboyeurs de tous ordres, Dominique Eddé arrive pourtant à nous tracer non un chemin, mais un sillon que l’on se doit d’emprunter pour se dire que tout n’est pas encore perdu.   


Je reste bouleversé par ces voix, comme celles de Dominique Eddé, de Cynthia Fleury, de Delphine Horvilleur, comme par hasard des voix féminines, qui savent, en peu de mots chargés d’émotion, et avec une sincérité singulière nous parler du délire psychotique et du déni d’humanité qui s’est abattu sur nous, ébaucher un chemin vers ce qui pourrait devenir un jour, celui de la réconciliation ? De la paix ?  Même si, ce jour tient davantage du rêve que de l'utopie.
Lu et relu dans la même semaine, ce texte est tout sauf un livre haut perché, plutôt un livre profondément abouti.

Je pense à tant d’auteurs qui ont pourtant su nous interpeller sur ce que Hannah Arendt appelait « la banalité du mal ».
Comme Primo Levi, lorsqu’il disait » Nous ne pouvons pas comprendre, mais nous pouvons et devons comprendre d’où naît chaque brin de bien, chaque atome de bien « ou encore le psychiatre Viktor Frankl, (tous deux rescapés des camps), lorsqu’il disait « Tout peut nous être enlevé, sauf une chose, la liberté de choisir notre attitude face aux circonstances. « 

Je termine la lecture de ce texte, majeur, profond, indispensable, de Dominique Eddé , comme je l’ai commencé en invoquant les mânes de Shakespeare dans le Roi Lear :

« Les pires ne sont pas ceux qui font le mal, mais ceux qui regardent et laissent faire. « 

PS: retrouvez mes chroniques, avec des liens et des bonus, sur mon tout jeune blog: 

https://lignesdefuite.blog

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