Billet de blog 19 décembre 2025

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Fabrice Gaignault: un livre dans la vie de Primo Levi

"Un livre ne peut changer le monde mais il peut vous changer la vie. Un livre. N'importe lequel si vous avez l'impression qu'il a été écrit pour vous."

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Fabrice Gaignault
Un livre

Éditions Arlea
84 pages 2025

Il y a des livres courts, écrits à l’os, qui savent nous ouvrir des horizons que nous ne soupçonnions pas. C’est le cas du livre de Fabrice Gaignault qui porte bien son nom. Ce texte nous raconte comment Primo Levi a pu survivre dans le camp d’extermination d’Auschwitz.

Primo Levi est un des plus brillants écrivains italiens du XXème siècle. Ce chimiste de formation, résistant anti fasciste dès 1943 sera arrêté et déporté au camp d’Auschwitz en février 1944.  Il survit à l’enfer du camp et sera libéré en janvier 1945. Il se consacrera à l’écriture, marqué au fer rouge dans le plus profond de son être par ses années de camp et nous délivrera une œuvre magistrale, une réflexion sur l’humain, la barbarie nazie, la shoah, débordant du cadre historique pour s’interroger sur l’éthique et la responsabilité de chacun face à l’Histoire. Son livre le plus célèbre » Si c’est un homme », lu dans ma jeunesse, est un récit documenté, autobiographique, éthique, intime.

Il se suicide en avril 1987 laissant une œuvre et un témoignage humain considérable, sur la vie dans les camps, avec une réflexion profonde sur la barbarie que peut revêtir l’être humain.  

Sa pensée demeure aujourd’hui vive, très actuelle, nous interrogeant dans ces temps troubles » pétinés « de brun, sur le surgissement d’un passé fasciste qui se prend à gangréner les démocraties.

Dans ce court récit, Fabrice Gaignault nous relate un épisode de de la vie de Primo Lévi dans le camp d’Auschwitz, nous montrant à quel point un livre peut s’avérer être une bouée de résistance humaine    dans la vie d’un homme à l’extrême bord de l'abîme. Reprenant un style d’écriture cher à Lévi, sec, en paragraphes courts, insufflant un rythme et une projection d’images chez le lecteur, qui l’amène à réfléchir sur le sens de l’existence, sur la vision spirituelle de l’être humain dans le monde, Fabrice Gaignault nous propose bien plus qu’un document historique, plutôt une réflexion sur le pouvoir des mots, sur la délivrance que peut amener un texte même et surtout lorsque c’est un roman lu dans des conditions extrêmes. L’imaginaire comme moyen de subsistance, la puissance des mots, des lettres, des paragraphes décryptés, analysés par l’auteur épuisé, au bord du gouffre, qui sans connaître parfaitement le français, va dépasser son épuisement carcéral pour tenir bon la tête hors de l'eau et s'arc bouter à la vie. Ce livre d’un auteur aujourd’hui oublié « Remorques » de Roger Vercel (ce qui n’est pas une injustice !) lui est balancé de façon sardonique par un médecin grec du camp sur sa couchette, lui lâchant d’une voix ironique et cynique : « tiens lis ça l’Italien tu me le rendras quand on se verra ». Croyant (ou espérant) à tort qu’il ne s’en sortirait pas, la scarlatine non soignée qui le frappe le laissant exsangue.

Ce roman qui raconte l’histoire d’un naufrage en mer, sera la clé de la survivance de Primo Levi.

Fabrice Gaignault nous raconte à quel point Primo Levi s’attache à une lecture constante, mécanique, du texte, pour ne pas céder à la tentation du laisser-aller inhérent à son épuisement, dérivant ainsi sa conscience vers un monde imaginaire. Un peu à la manière de la résistante française Charlotte Delbo déportée à Auschwitz-Birkenau en 1943, qui récitait mentalement des poèmes pour garder sa lucidité et ne pas sombrer dans la folie des camps.
« Vous direz qu’on peut tout enlever à un être humain, sauf sa faculté de penser et d’imaginer « écrivait-elle.

La mémoire et la culture se révèlent des armes de résistance dans les situations les plus extrêmes. C’est ce que démontre ce livre. Sinon, pourquoi les dictatures fascistes s'attaqueraient- elles avec violence à la culture et aux écrivains ?

Oui, un livre délivre.
Oui un livre peut sauver.
Et oui un livre peut nous ouvrir un horizon de survivance et d’évasion.   

« Les mots, formés de caractères étranges, si on les fixe cinq secondes, sont, à bien y réfléchir, plus mystérieux et chargés de jouissance que tous les algorithmes réunis pour nous envoyer sur Mars. Un voyage spatial a beau être un exploit technique, que pèse-t-il face à cette évidence : l’univers tout entier et sa complexité infinie se cachent dans certains chefs-d'œuvre de la littérature. Celle-ci est l’univers ». 

Dans un de ses livres, « A la recherche des racines «, Primo Levi écrit ceci : » À Auschwitz, outre la faim, j’ai souffert de la faim de lire les pages écrites. « Et d’ajouter : Même dans ce lieu on peut survivre , et donc on peut survivre partout. « 

Je laisse le lecteur découvrir que le Roger Vercel en question, n’était pourtant pas du même bord que Lévi, mais que sans le vouloir, son livre a sauvé cet homme.
Ce texte bouleversant de Fabrice Gaignault m’a ému. Les anecdotes, si tant est que cela en soit, donnent parfois du sens et du prix aux questions que l’on se pose sur l’existence.
Je garde ce court récit à portée de main pour en méditer des passages.

Pour ne pas oublier ce que l’on doit à Primo Lévi que j’ai envie de redécouvrir.
Pour ne pas oublier la puissance d’un texte.
Et puis, simplement, pour ne pas oublier.

« Je ne sais pas exactement, écrivait J.L. Borges, pourquoi je crois qu’un livre nous apporte la possibilité du bonheur. Mais je suis profondément reconnaissant pour ce miracle. « 

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