Billet de blog 27 novembre 2025

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A propos du livre de Barbara Kingsolver: "Des yeux dans les arbres "

Colonisation et décolonisation au Congo belge, futur Zaïre, par une des plus grandes autrices américaines contemporaines.

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Barbara Kingsolver
Des yeux dans les arbres
Éditions Albin Michel
592 pages
2025

 (Réédition dans une nouvelle traduction de la version initiale de 1999)

Pourquoi lit-on ?
Comment lit-on ?
Quand lit-on ?
Que lit-on ?

A ces questions bateau qui pourraient faire l’objet d’une dissertation pour classes de seconde, je n’ai pu m’empêcher de réfléchir, emporté par la lecture de ce livre de Barbara Kingsolver  best-seller de cette immense autrice dont une version « des yeux dans les arbres », dans une nouvelle traduction vient d’être publiée.

A toutes ces questions, j’ai envie de répondre, pour découvrir ce genre de livre, pour m’immerger dans cette histoire fleuve, pour mieux comprendre un continent comme l’Afrique, pour réfléchir au désastre de la colonisation, pour entendre ce que l’impérialisme, l’extrémisme religieux, la condition féminine, l’ingérence occidentale dans la vie locale veulent dire, dans ce pays, comme dans d’autres, ici le Congo Belge, devenu plus tard le Zaïre.

 Cela veut dire aussi, qu’un grand roman, épique, picaresque, homérique, tant les personnages vont devoir se déplacer dans leurs vies, porté par un souffle romanesque, n’est pas seulement là pour nous distraire, ouvrir les fenêtres et nous éloigner des préoccupations quotidiennes. Il nous permet au travers de ses personnages et de son histoire, non pas d’avoir une opinion, non pas de faire un commentaire, mais de structurer notre pensée historique , de l’enrichir, de la critiquer, de la développer pour nous faire voir le monde dans sa globalité, en époussetant les angles morts, nous faisant revoir notre histoire sur un continent dont on ne saisit pas assez, le mal qu’on lui a fait, les traces indélébiles de la colonisation, comme  dans le cas du Congo belge, puis   les traces inaltérables  de la décolonisation sanglante,  guerrière, ce qu’ils appelèrent là-bas avec ironie « l’authenticité ».   
Nous sommes dans un temps de l’histoire américaine où Ike Eisenhower est président, avant de laisser la place à JFK.

Dans ce roman structuré autour de 7 livres, Nathan Price est pasteur Baptiste.
C’est un prêcheur de la Bible au sens traditionaliste du terme, fanatique et obtus, hors du texte appliqué au cordeau point de salut. Il est envoyé en mission pour évangéliser un village du Congo belge, Kilanga, il y va avec sa femme Orléanna, baptiste du Sud et mère de ses quatre filles, Rachel 15 ans, pathétique adolescente branchée, Leah et Adah jumelles de quatorze ans dont l’une des deux, Adah est hémiplégique de naissance, et Ruth May 5 ans, enfant brillante et précoce. La petite troupe arrive de Géorgie, de Sanderling Island. Nathan, le pasteur, est aveuglément investi dans sa tâche pour apporter la parole non pas de Dieu, mais le texte de la Bible, au verset près, à une population animiste, qui a ses rites, ses traditions, sa culture, son savoir-faire ancestral pour cultiver, se nourrir, élever, se vêtir. Un peuple pour qui les » Bisimba » sont des esprits-génies, des entités spirituelles considérées comme des forces invisibles capables d’influencer le destin des individus et des communautés. Qu’en savons nous, nous blancs, avec nos propres superstitions ?  

Tout au long de ces six cents pages, nous allons suivre l’installation, l’évolution/ involution de cette famille qui va tenter tant bien que mal de s’intégrer dans ce nouveau monde. Comment le faire quand on a la peau blanche et que l’on arrive, bardé de certitudes dans un monde noir, où une population qui n’a rien demandé, va rester totalement étanche au discours évangélisateur d’une Amérique puritaine ?  D’une société suprémaciste, raciste, qui croit en recourant à la Bible mettre à genoux une population noire. Sans rien trahir de l’histoire, le ratage du pasteur sera total.

Utilisant alternativement les voix et donc les visions des quatre filles, trimbalées à contre cœur, qui successivement vont raconter leur histoire, avec des tonalités liées à leurs caractères, à leur âge, à leur personnalité, Barbara Kingsolver gère son écriture sur un mode polyphonique, décalant les propos des unes par rapport aux autres, donnant de fait une densité, une hauteur de vue, une existence singulière à son histoire. Nous suivrons dans le premier tiers du livre, le combat obtus de Nathan Price pour amener les Congolais à se convertir, par le baptême dans le fleuve Congo et la parole divine, à une religion   totalement étrangère, et dont les objectifs, contre productifs vont se retourner contre le pasteur obscurantiste au tragique destin.

Aidé par l’instituteur du village Anatole, le seul à pouvoir traduire en dialecte local les homélies du pasteur, nous suivrons la dégringolade culturelle et spirituelle de celui qui se croyait investi d’une mission divine, au point d’ignorer ses enfants, et sa famille.

Au-delà de cette analyse féroce de la colonisation, nous suivrons pas à pas l’étape suivante de la décolonisation et de l’indépendance d’un peuple, les tensions entre la culture occidentale et les traditions locales, les bouleversements politiques de cette époque au cœur de ce roman fleuve et luxuriant.  Sur le plan politique, on vote avec un  caillou glissé dans une urne plutôt qu’une autre, se substituant  au bulletin de papier. C’est l’époque du leader charismatique Patrice Lumumba, prônant l’unité nationale et l’indépendance du Congo, qui prononcera un discours célèbre devant le roi Baudoin de Belgique, dénonçant sans détours le colonialisme et ses injustices.  Grand vainqueur des élections, premier ministre prêt à donner un salut politique à son peuple, il sera assassiné par les Américains mêlés à des puissances étrangères qui mettront à sa place leur homme lige, le sinistre Colonel Mobutu.

 Le tout exprimé par les yeux et la voix de Leah, l’une des quatre filles.

S’étalant sur une vie, l’autrice, qui a vécu deux ans de son enfance au Congo Belge alors que son père médecin y travaillait, est légitime à parler, car imprégnée dans chaque cellule de son corps et de son intelligence, de la vie congolaise, de la culture, de la langue - le lingala-, des coutumes. L’histoire est foisonnante, touchant tous les aspects de la vie dont celle des quatre filles qui au fil de l’histoire de ce pays choisiront ou se feront imposer des destinées différentes.   
« Être emmenée, être épousée, être convoyée sur l’autre rive, être enterrée; ce sont les quatre moyens que nous avons choisis pour nous en sortir. « 

Enfants, qui ne survivront que par l’indignation.

Barbara Kingsolver nous fait pénétrer dans la dynamique humaine, politique, culturelle, sociale du pays et de l’Afrique.

« Une fois arrivés ici, rien n’avait changé. Mais ces enfants se moquent bien des « je suis, vous êtes ». Ils parlent d’une langue qui gargouille et qui coule de leur bouche comme l’eau d’un tuyau. Et depuis le premier jour, je la leur envie amèrement. Je me serai bien levée de mon hamac pour leur crier quelque chose qui les aurait fait fuir comme une bande de poussins apeurés. « 

Ce livre n’omet aucun des aspects de la vie du pays et de cette famille qui se détache peu à peu de leur père, c’est un immense récit sur l’exil, sur l’enfance dans un contexte historique  hostile, sur la bienveillance au travers de l’instituteur mais aussi des acteurs locaux, du chef du village et surtout tout au long de l’histoire,  des femmes africaines, des « Mama «  et des « Tata » , de leur savoir-faire, de leur force face à l’adversité, face à la polygamie, de leur empathie pour les blancs lorsque abandonnés par la Mission , cette famille baptiste se trouve dépourvue  de  la moindre nourriture.  

« L’habituelle passante c’est une femme, qui déambule nonchalamment le long de la route, une pile de ballots en équilibre sur la tête. Ces femmes sont des colonnes d’émerveillement, défiant les lois de la gravité en arborant une expression de parfait ennui. Elles peuvent s’asseoir, rester debout, parler, jouer du bâton contre un ivrogne, attraper dans leur dos un bébé pour lui donner le sein, tout cela sans faire tomber leur fardeau. Elles sont comme des danseuses de ballet totalement inconscientes d’être sur scène. Je ne parviens pas à les quitter des yeux. «  .

C’est un récit sur des rites à respecter, sur une société baignant dans la spiritualité animiste des peuples premiers, une exploration géopolitique ambitieuse avec les enjeux stratégiques que représentent l’exploitation des terres et des métaux rares, des mines de diamant, de nickel et de cobalt dans lesquelles les puissances occidentales (et Mobutu leur serviteur) n’auront plus qu’à se servir.

Comment dire tout ce qu’on y trouve et à quel point le talent et la mise en perspective de l’autrice sont grands ? Ainsi sa réflexion sur la langue et sur la maturation du monde.  

« Même une langue ne reste pas inerte. On ne possède un territoire que pendant un moment. Ils misent tout sur cette période, posant pour les photographes lorsqu’ils plantent le drapeau, se coulant des statues de bronze. Georges Washington traversant le fleuve Delaware en 1776. La prise d’Okinawa en 1945. Ils ne pensent qu’à s’accrocher.

Mais ils en sont incapables. Avant même que le mât du drapeau ait commencé de s’écailler et de se fendiller, le sol, au-dessous, s’arcboute et glisse vers son nouveau destin. Des empreintes de bottes marqueront peut-être son échine, mais c’est la terre qui finira par les posséder. Quel souvenir Okinawa a-t-elle de sa chute ? Interdit de faire la guerre, le Japon a fabriqué des automobiles à la place, et a gagné sur le reste du monde. Tout bouge. Le fleuve Congo, étant d’un tempérament différent, a noyé sur le champ la plupart de ses conquérants. Dans le pays du même nom, une jungle abattue se mue rapidement en champ de fleurs, et les cicatrices deviennent les ornements d’un visage assez particulier. Appelez cela oppression, complicité, stupéfaction, appelez cela comme vous voudrez, cela n’a aucune importance. L’Afrique a avalé la musique du conquérant et entonné un nouveau chant de sa composition. « 

Est-ce aussi une vision prophétique de BK, qui en filigrane sous-entend que quelle que soit la bêtise et l’acharnement des hommes à s’autodétruire, la Nature reprendra toujours ses droits ?

« Défricher la forêt tropicale pour semer des cultures, c’est comme dépouiller un animal de sa fourrure, puis de sa peau. La terre hurle. Ces cultures ne tiennent qu’à un fil. Il suffit d’un seul trajet à travers la jungle pour savoir qu’ici une route est un doux rêve, plat et impossible. La terre s’effondre. Elle se fissure en entrailles grandes et rouges comme une bouche de baleine. Les champignons et les lianes jettent un linceul sur cette terre morte. C’est simple en réalité. L’Afrique centrale est une société déchainée de faune et de flore, qui ont appris depuis dix millions d’années à coexister sur une plaque géologique tremblante ; si l’on en arrache une partie, tout s’écroule. Cessez de défricher, et l’équilibre revient lentement. Peut-être, à long terme, les gens ne pourront survivre ici que s’ils renouent avec les pratiques des anciens Kongos ; voyager à pied, cultiver leur nourriture à proximité, utiliser les outils et tissus fabriqués sur le moment. Je ne sais pas. Vivre ici sans tout faire de travers exige une nouvelle agriculture, une nouvelle manière de penser, une nouvelle religion. « 

Nous y voilà. Ce roman très actuel, nous parle avant ce temps  tragique que nous vivons, d’une vision Eco-respectueuse d’un monde, où vivre et consommer local doit composer  une nouvelle partition.

Dépassant la vision morcelée du puzzle abject de notre humanité racisée, Leah, l’une des quatre filles devenues adulte nous écrit ceci :

« Les péchés de mes pères ne sont pas insignifiants. Mais nous allons de l’avant. J’agite les mains, le jour, la nuit, lorsque mes rêves de fièvre sont de retour et que la rivière est à des lieux de moi, je m’étends au-dessus de l’eau, accomplissant cette traversée sans fin, en quête d’équilibre. Je languis de me réveiller et puis je le fais pour de bon. Je me réveille amoureuse, et ma peau noircit à force de travail au soleil équatorial. Je regarde mes quatre garçons qui sont de la couleur du limon, de la glaise, de la poussière et de l’argile, en soi une palette infinie pour des enfants, et je prends conscience que le temps efface entièrement la blancheur. « 

Quelques remarques brèves pour cette trop longue chronique. Ce roman, s’il est une forme de tragédie non seulement sur l’Afrique noire mais sur notre propre humanité, n’est ni triste, ni long, ni ennuyeux. Porté par une langue et un style si propre à l’autrice, fait d’humour et d’ironie pour nous raconter des situations bouleversantes, elle sait emballer le lecteur dans un tourbillon de mots, de sons, d’odeurs servis par d’astucieux palindromes et le partage ponctuel d’un dialecte auquel on se fait très vite. Elle a, de fait, éviter un biais, celui de la blancheur de sa peau et de sa culture, qui conduit à parler noir pour raconter à leur place ce que les auteurs noirs ont pu écrire mais que l’on ne connait pas.  L’impérialisme et le colonialisme existent aussi en littérature.

Qui connait Wole Soyinka, nigérian, dramaturge et poète engagé, premier Africain à recevoir le Prix Nobel de Littérature en 1986 ?
Qui connait Ahmadou Kourouma, ivoirien, auteur « des soleils de l’indépendance, » critique féroce des régimes post coloniaux ? Qui connait José Luandino Vieira, grande figure de la littérature angolaise ? et tant d’autres ?  
Certes nous avons Alain Mabanckou merveilleux conteur, Tahar Ben Jelloun ou Mohamed Nbougar Sarr. Mais au final, leur notoriété est-elle plus grande que Karen Blixen qui a cependant comme Barbara Kingsolver pour la RDC, si bien parlé du Kenya dans « la ferme Africaine » (Out of Africa au cinéma) ?

Ai-je bien parlé de ce livre ? Trop longuement comme souvent. Vous ai-je bien communiqué mon émotion, la conviction que j’ai eu de lire un texte magnifique ?  Si oui, j’en suis heureux, j’aurais servi à quelque chose.
Alors pour éviter « Amnésie Internationale », ne faites pas comme moi qui ai attendu tant d’années pour le lire.

Ce que j’ai lu pourrait se retrouver dans ce qu’écrivait Aimé Césaire : « ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir. « 

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