Laurent MAUVIGNIER
La maison vide
2025
Les Éditions de Minuit
745 pages
« C’est par l’invention que l’histoire peut parfois survivre à l’oubli. Il y a ce village dont j’ai entendu le récit toute mon enfance ; tant pis si ce récit est erroné dans les images qu’on m’en a données : si, en me racontant l’histoire d’un village martyr que l’histoire a préféré oublier, ma mère m’a raconté des faits qui se sont déroulés autrement que ce qu’elle m’en a dit ; ce qui compte , c’est qu’en colportant la réalité comme on la lui avait racontée , peut-être déjà déformée par d’autres, puis davantage encore par elle, ma mère a contribué à tenir ce massacre loin de l’oubli, à faire que pendant longtemps , le martyr de Maillé a tenu la tête hors de l’eau au moins pour une génération d’enfants du pays. « LM.
Ne nous y trompons pas. Cette maison n’est pas si vide que cela. Ce n’est pas une maison possédée, il n’y a, ni sorcières ni revenants. Quelques objets, une table avec un plateau en marbre dont un angle brisé, une boîte contenant une légion d’honneur, des photos mutilées, où un visage découpé aux ciseaux a disparu. Des pistes de recherche et d’enquête.
Et en point d’orgue, un piano, sans doute l’objet culte de la maison.
Dans cette maison non pas hantée des absents et des morts, cette maison de famille, fermée depuis longtemps, un dimanche de printemps 1976, va être libérée de ses souvenirs, par les parents de l’auteur, alors âgé de 9 ans. Et ce sont bien plus que des souvenirs, ce sont des situations que l’auteur va restituer, recadrer, déployer. Aider des secrets à se libérer.
Laurent Mauvignier à 56 ans est un de nos plus grands écrivains français contemporains. Ancien pensionnaire de la Villa Médicis, issu d’un milieu ouvrier où les livres étaient absents, diplômé d’arts plastiques, il va bâtir en 20 ans une œuvre littéraire conséquente récompensée par de nombreux prix. Influencé par Faulkner, Antonio Lobo Antunes, Thomas Bernard, Joyce Carol Oates ou Olga Tokarczuk, Prix Nobel de littérature en 2018, il publie avec « la maison vide », une œuvre majestueuse, d’une ampleur rare, d’une qualité stylistique fracassante, et en 750 pages va dérouler l’existence de quatre générations de sa famille.
Traversant des périodes historiques, « la Grande guerre » de 14-18, l’entre- deux- guerres, puis celle de 39-45, les années d’après-guerre, nous lecteurs, allons rapidement être happés puis captivés par des destins croisés ou des jeux de pouvoir venus d’outre-tombe, vont se tracer et se décanter sous nos yeux. Milieu populaire d’un village rural admirablement décrit, personnalités masculines irrécusables comme Florentin Cabanel le professeur de piano à la destinée tragique, Firmin Proust ou son gendre Jules, pas les pires pourtant quand on les voit dépossédés de leur existence et de leur corps par la guerre, ou féminines qui ne le sont pas moins avec quatre destins d’une richesse insoupçonnée, Jeanne-Marie, la préposée aux confitures et aux chaussettes à repriser, Marie Ernestine sa fille , Marguerite grand-mère de l’auteur et Paulette l’amie intime dans un rôle de pétroleuse plus secondaire, c’est à une peinture la fois familiale , bourgeoise, sociétale, politique, féministe que nous convie Mauvignier, évitant l’écueil du feuilleton de genre.
Se rattachant à une tradition de la première partie du vingtième siècle comme « les Thibault » de Roger Martin du Gard ou « Jean Christophe » de Romain Rolland, il place, à mon sens, la barre beaucoup plus haut ; entre Flaubert, le Zola de « Thérèse Raquin », ou même Proust ou Balzac, dans sa mise en perspective d’une famille française. C’est dire l’ambition, c’est dire surtout la réussite, tant la sensation est grande, tant les émotions sont intenses.
C’est un grand roman, féministe, sur ce que Duras appelait « le prolétariat millénaire », pacifiste, politique, dans lequel fermentent toutes les problématiques de notre société moderne, racontées avant l’heure. Puissance de la relation mère-fille entre Jeanne-Marie et Marie Ernestine qui par un mariage contraint sacrifiera sa carrière de pianiste concertiste, mais aussi son amour brisé pour son professeur de piano, future gueule cassée à la Pierre Lemaitre dans « Au revoir là-haut », ce livre ne nous épargne rien sur le désir sous toutes ses formes, épanoui, étouffé, suggéré, espéré, ignoré, nié, inconnu puis méconnu, libérateur. Ce livre cartonne sur le pouvoir mâle tout puissant, dans sa brutalité, sa rudesse, son exagération, sa violence, son archaïsme. Livre sur les rapports de classe, sur l’excès de puissance, sur le pouvoir masculin qui va peu à peu vaciller, laissant aux femmes des conclusions, parfois belles, mais souvent dégradées et dégradantes.
Dans la forme , c’est aussi par un côté désuet face à ce que nos sociétés arborent aujourd’hui, un livre sur la recherche du temps perdu, (on ne s’appelle pas ici Proust pour rien !), sur la guerre, la mobilisation, la conscription où tout s’arrête devant une feuille de papier griffonnée à l’encre noire que seules les femmes à peine plus instruites que leurs maris sont capables de déchiffrer, pour leur dire, éberlués, que même ici, dans un village de 500 âmes, la vie s’arrête, les moissons sont suspendues, les entreprises familiales périclitent , parce que les hommes sont de la chair à canon manipulée par des politiciens qui seuls vont décider du présent et de l’avenir à court terme.
Non, nous dit Mauvignier, personne n’est libre de sa vie, les chaînes invisibles nous ligotent à des impératifs que nos vies n’ont ni imaginé ni décidé.
Il y en a tant, de pages de toute beauté, par ce style inimitable aux phrases interminables d’harmonie sur, par exemple, l’introspection psychologique de Marguerite, grand-mère de l’auteur espionnant sa mère car fascinée par la musique que celle-ci, joue, réfugiée, pour elle seule.
Plus on avance, plus on s’immerge dans le récit qui va bien au-delà d’une simple histoire familiale, plus le talent de l’auteur se révèle dans une majesté d’écriture rarement atteinte. Laurent Mauvignier , sans abandonner la modernité de son écriture avec une façon bien à lui de décliner les dialogues, renoue avec une tradition littéraire française, celle de Zola, Flaubert, ou Martin du Gard dont je parlais plus haut. Avec sincérité, il sait combler par son art romanesque les vides et les trous de mémoire inhérents à toute histoire familiale.
Dans cette rentrée littéraire, où avec des bonheurs et des réussites imparfaites, la famille tient une place centrale sur laquelle maints auteurs se retournent, au mi-temps de leur vie, je « confesse », pour ne citer que ces deux grandes plumes, ma déception ressentie chez Carrère et l’histoire de sa mère, dont je n’ai « rien à cirer » , ni sa réussite de « nepo baby » , ni ses ancêtres russes blancs, ni sa mère adoubée comme une rare experte sur l’Union soviétique ce qui ne l’a pas empêché de toujours se tromper, ni ses flirts appuyés avec l’extrême droite et « les critiques de je suis partout ». En revanche, Mauvignier, par son humilité, me parle, me touche, m’émeut, car les histoires qu’il nous chuchote à l’oreille renvoient à des fragments inconnus de chaque famille, où comme l’écrivait la psychologue Anne Ancelin Schützenberger dans « Aïe mes aïeux » les monstruosités familiales transgénérationnelles se sont tues.
A la louche, un siècle d’histoires familiales se déroule sous nos yeux, avec ses compromissions, ses amours, ses ratés et ses haines, ses frustrations, ses trahisons et ses petitesses, mais aussi la modestie des gens humbles, la beauté hiératique des existences. Et la mesquinerie de la petite bourgeoisie de province, compromise, mais flairant le bon sens de l’histoire pour se construire une virginité.
Ce livre, que je tiens pour ma part pour un grand et beau livre pacifiste et féministe, par ses formules lapidaires sur les boucheries guerrières, par sa façon de braconner dans nos têtes et dans nos cœurs, nous fait réfléchir sur la façon dont de tous temps les gens de pouvoir et les marchands de canon (souvent les mêmes) ont passé leur existence verticale à nous endormir en privilégiant ce qu’ils appellent le sens et les valeurs supérieures de la collectivité et de l’état, comme à l’échelon familial, à éreinter leurs femmes et leurs filles.
« Les mots coulent de sa bouche, mais assènent que sans un homme, c’est comme si aucune vie de femme ne valait rien ni ne pouvait rien. Sans les hommes, les femmes sont des ombres errantes et leurs voix se perdent dans la brume. Sans un homme pour lui montrer son chemin, la femme n’est qu’un spectre qui erre à la recherche de son foyer. Il faut bien que sa mère le lui explique, c’est son rôle, dit-elle. Qu’elle lui explique avec ses mots à elle, chétifs et maladroits, elle le reconnaît, mais sincères et vrais. Il faut qu’elle lui dise encore et encore que rien ne peut se dresser de pire devant une jeune femme que le spectre d’une vie sans homme. Même si, sans homme, tempère la mère de Marie-Ernestine d’un mouvement soudain presque mielleux, oui, se faisant douce et jouant la complicité- caressant le dos de la main de sa fille,
Parfois, on se dit qu’on ne serait pas beaucoup plus malheureuses. (…) elle parle en murmurant presque, oui, la bestialité des hommes, sa fille la connaîtra, c’est la vie ; elle parle de ça comme si les hommes n’étaient jamais sortis de la grotte de Cro-Magnon et qu’elles, les femmes, n’y étaient jamais entrées, qu’elles étaient nées ainsi depuis la nuit des temps dans la dentelle et les tissus, attachées aux maisons qu’elles ont la tâche d’entretenir jusqu’à ce que, vieilles et rabougries, elles passent le flambeau à la génération suivante. «
J’ai beaucoup aimé cette formule de l’auteur, pour qualifier son œuvre, « c’est un travail de restitution ». Ce roman, est arrivé nous dit-il, quand il le fallait, s’imposant à lui, à un moment déterminé de son histoire personnelle par ailleurs dramatique.
« C’est parce que je ne sais rien, ou presque rien de mon histoire familiale que j’ai besoin d’en écrire une sur mesure, à partir de faits vérifiés, de gens ayant existé, mais dont les histoires sont tellement lacunaires et impossibles à reconstituer qu’il faut leur créer un monde dans lequel, même fictif, ils auront chacun eu une existence. »
Enfin, reste cette « Maison » qui donne le titre au livre, dont le symbolisme de tout temps joua un rôle majeur dans l’existence humaine, à savoir le lieu où l’on naît et grandit, où l’on veut revenir quand rien ne va plus dans sa vie, et encore davantage, lorsque l’on veut y finir et y mourir.
Si chef d’œuvre est un mot souvent galvaudé, d’ores et déjà, « la maison vide », par son panel d’émotions et de doutes bouleversant, est devenu, d’emblée, un classique.