C'est un beau livre de musique que vient de publier François Noudelmann, pourtant plus connu pour son émission de philosophie, le vendredi sur France Culture. Il n'est quand même pas allé chercher l'inspiration très loin: Le toucher des philosophes (Gallimard) est sous-titré Sartre, Nietzsche et Barthes au piano.
Il raconte comment le piano aida ces trois penseurs à vivre:
Sartre, à l'époque de Billancourt, lisait, paraît-il Chopin et Debussy "dans le texte". Ou plus tôt à même la partition.
L'amour de Barthes pour l'eros musical est plus connu: on cite toujours son article du Monde, en 1978, Analyse musicale et travail intellectuel.
Mais le passage le plus intéressant du livre concerne certainement Nietzsche, parce qu'il dépasse justement le cliché du philosophe wagnérien. Cela fait partie de la petite ritournelle philosophique que tout le monde apprend au lycée: Nietzsche qui se rêvait compositeur et qui, à défaut, n'a pu être que philosophe...
On oublie souvent qu'il a entièrement renié ce premier amour pour lui préfèrer, sur le tard Bizet. Carmen était alors un vrai succès pour lequel l'auteur de Parsifal concevait un ressentiment et jalousie. Pour l'anecdote, Heidegger disait, dans les notes de sa conférence sur les représentations du monde, qu’il faut comprendre "l’hostilité de Nietzsche contre Wagner comme le tournant nécessaire de notre histoire". Il fait référence au passage d'Ecce Homo dans lequel Nietzche explique que, "si, à compter de ce jour, je me reporte quelques mois plus tôt, je trouve comme signe prémonitoire une modification soudaine et radicale de mon goût, surtout en musique. Peut-être Zarathoustra appartient-il tout entier à la musique : il est en tout cas certain qu’il présuppose une véritable renaissance de l’art d’écouter."
Ce changement de paradigme, c'est le passage du nord au sud. Carmen le révèle à lui: échapper à sa germanité, devenir Méditerranéen, se "déterritorialiser" partir à Naples, Tunis, en Espagne. "Carmen vaut pour moi un voyage en Espagne, une œuvre extrêmement méridionale. Il faut méditerraniser la musique." Un Nietszche métissé, métèque, loin, très loin de l'image de parangon du nazisme qu'a forgé sa sœur.