C’est impossible d’avoir le nez dans Gaza et de faire quoique ce soit pour sa propre vie. Ça te casse en deux de voir des enfants mourir, ça te casse en deux de voir des parents perdre leurs enfants, ça te casse en mille morceaux de voir un père qui ne reverra plus jamais le visage de sa fille brûlée par une bombe chimique. Ça te casse en deux de voir autant d’injustice, ça te casse en deux de faire face à ta propre impuissance. Ça te casse de ne rien pouvoir faire sans trahir tes proches, ta famille, ceux qui n’ont que toi et qui ont besoin de toi, ça te casse en deux de choisir entre la fuite et la folie, entre l’humanité et toi même, entre les tiens et les autres, entre mentir ou oublier, ça te casse en deux d’aller dormir, d’avoir faim, de boire de l’eau, d’entendre de la musique, de penser à tes rêves, ça te casse en deux de penser à l’Irak, au Yémen, à l’Afghanistan, au million et demi d’algériens tués, aux indiens d’Amérique, à toutes ces mères qui sont mortes avant de mourir, à tous ces morts jetés dans l’impossible et insupportable perte de leur enfant. Ça te casse en deux de penser à ce père qui ne se pardonnera jamais de ne pas avoir protégé son enfant.
La soirée est passée, la journée est passée, je sais pas comment, j’ai rien foutu, j’ai rien pensé, j’ai rien pris ou donné, j’ai pas existé, je suis pas sûr d’avoir respiré, je sais pas si j’ai bousculé quelqu’un, si j’ai oublié quelqu’un, quelque chose, je sais plus ce que je faisais la veille, ce que je voulais faire aujourd’hui, je sais plus pourquoi j’ai un portable, pourquoi je code, pourquoi j’écris, depuis quand j’ai un enfant, je sais plus parler, je sais plus sourire, je veux plus sourire, je veux plus me battre parce que réussir sera comme manger un fruit amer, je veux plus dormir parce que je serais pas reposé au réveil, je veux plus allumer la lumière, je ne vois plus que les ombres qu’elle projette, l’eau coule rouge dans les tuyaux, le doux est coupable, le vent est acide.
Et je suis petit, je n’arrêterai jamais ça, et je suis petit, et ce monde n’est pas fait pour les petits, ce monde n’est pas aux petits, je suis de ceux qui n’ont pas d’avenir par défaut et qui doivent se battre pour en avoir un petit, je suis de ceux qui n’ont pas de leviers, je suis de ceux qui doivent s’écraser pour qu’on écrase pas leurs petits, je suis de ceux qui sont trop occupés, tous les jours tous les soirs, je suis de ceux qui travaillent pour les rêves des autres, je suis de ceux qui doivent courir pour rattraper ceux qui marchent, et je contemple les miens, les miens dans le destin, ceux qui n’ont pas la bombe, ceux qui ont été fauchés il y a bien longtemps déjà par la poudre et le feu, ceux qui dansaient et chantaient en croyant que le monde était égal et qu’on a surpris. Ceux qui ont jeté le mauvais dé du hasard, ceux dont les terres sont arides et avares, ceux de trop, ceux sur lesquels on peut. Et je dois regarder les miens, ceux qui n’ont même pas le rien que j’ai, ceux qui n’ont même pas de montagne, ceux des nôtres que la brise lointaine de la grâce n’a pas atteint, ceux à qui le sang qui coule dans les veines n’appartient pas. Je dois les regarder mourir et me taire. Aujourd'hui, demain et dans dix ans. Et ça sera notre fardeau de ne pas avoir travaillé assez, de ne pas avoir combattu assez, de ne pas avoir la bombe, de ne pas avoir des moyens de dissuasion, d’avoir cru en l’humanité, ça sera notre fardeau jusqu’à la fin, mais je ne ferai pas la même erreur que les responsables de ces meurtres, les vrais responsables, ce n’est ni les occidentaux, ni les sionistes. Les vrais responsables, c’est moi. C’est ceux qui n’ont pas fait ce qu’il faut pour les « siens ». Et j’ai mes « siens », et je n’ai aucune excuse pour les laisser tomber. Mon cœur est mort il y a longtemps de toute façon, et s' il en restait quelque chose il est mort avec cette fille au visage brûlé, qui essaie de lécher une sucette au milieu de l’enfer.
Je ne sais pas comment te décrire la douleur de l’évidence. Devoir avancer et détourner le regard. Je ne sais pas encore écrire ça, pas les mots pour ça, mais un jour si je réussis à devenir écrivain, je les ferai payer. J'aiguiserai ma plume comme une lame, et elle ira les transpercer où qu'ils se cachent sur terre, jusqu’à mon dernier souffle.