Billet de blog 15 novembre 2013

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{Sciences2}: nucléaire, l'imposteur c'est le journaliste?

Débat sur le nucléaire: erreurs factuelles, omission grotesque, raccourcis trompeurs, allégations non fondées, censure... L'imposteur c'est le journaliste? Force est de constater que le journaliste pourrait souffrir du même mal qu'il avait diagnostiqué chez Claude Allègre : déformer les faits sous un vernis scientifique d'objectivité pour soutenir un point de vue partial.

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Débat sur le nucléaire: erreurs factuelles, omission grotesque, raccourcis trompeurs, allégations non fondées, censure... L'imposteur c'est le journaliste?
Journaliste à Libération, Sylvestre Huet publie deux articles pour « participer au débat sur l’énergie nucléaire sans se faire piéger par le bombardement de propagande et de publicité qui le mine ». En appliquant au « Panorama des arguments » développé par le journaliste la même méthode de vérification systématique des faits que ce celui-ci avait appliqué avec un certain panache dans son livre « L'imposteur, c'est lui »[1], force est de constater que le journaliste pourrait souffrir du même mal qu'il avait diagnostiqué chez Claude Allègre : déformer les faits sous un vernis scientifique d'objectivité pour soutenir un point de vue partial.

Les deux textes rassemblés le 11 octobre 2013 en un seul billet[2] sur le blog Sciences2 de Libé  recyclent deux articles précédemment publiés[3] séparément par S. Huet dans Libération[4] et sur ARTE Future[5].
Erreurs factuelles
D'après S. Huet « Three Miles Island prouve qu'il est possible de concevoir et construire des réacteurs où la destruction du cœur, par fusion, ne provoque pas de dispersion de la radioactivité dans l'environnement », ce qui est faux: cette fusion partielle de cœur a dispersé des matériaux radioactifs dans l'environnement (370 PBq de gaz rares et 550 GBq d'Iode 131 selon l'UNSCEAR[6]). C'est certes bien moins que les deux autres accidents majeurs[7], mais cela prouverait plutôt le contraire de l'allégation du journaliste. Lorsque cette erreur factuelle est soulignée sur le blog de Sciences2, le journaliste reconnaît dans un commentaire public en ligne que l'article publié dans The European contient une erreur mais ne procède à aucune correction de l'article original. Il suggère plutôt de se référer à la formulation légèrement différente dans le deuxième article publié dans Libération. Au delà du procédé cavalier qui consiste à déléguer au lecteur le soin de séparer le bon grain de l'ivraie, la formulation dans le papier de Libé censée corriger la première est toute aussi inexacte : « Three Miles Island, l’accident qui a provoqué la destruction totale par fusion du cœur d’un réacteur américain en 1979 sans aucune conséquence sanitaire et environnementale ». L'AIEA a classé l'accident de Three Miles Island au niveau 5 sur l'échelle INES, c'est à dire « Accident entraînant un risque hors du site[8] », la spécificité de ce niveau par rapport aux niveaux inférieurs étant justement des potentielles conséquences sanitaires et environnementales à l'extérieur du réacteur. D'ailleurs, l'augmentation de l'incidence de certains cancers observée autour du réacteur nucléaire endommagé fait consensus dans la communauté scientifique et le lien de causalité avec la contamination radioactive est actuellement activement débattu[9].
Pour ces raisons, l'affirmation que Three Miles Island n'a eu « aucune conséquence sanitaire et environnementale » est intenable dans l'état actuel des connaissances. Il est d'autant plus difficile de comprendre cette faute fondamentale de journalisme, que les vérifications à effectuer pour invalider cette mésinformation sont autrement plus simples que de contrôler si un ministre possède ou non un compte caché en suisse : les informations de sources fiables (AIEA, PubMed[10]) sont librement accessibles sur Internet.
Omission grotesque
Si le manquement à la règle de vérification des sources pourrait être attribué à une simple paresse professionnelle, la présentation par omission suivante trahit peut-être chez l'auteur la confusion entre journalisme et communication. S. Huet renvoie pour « Les conséquences sanitaires des accidents » à l'unique note de bas de page qui se lit « L'étude de Lydia Zablotska et al., portant sur 110.000 liquidateurs ukrainiens de Tchernobyl relève 137 cas de leucémies dont 19 attribuables à leur intervention, 26 ans après l'accident ».  L'unique étude (parmi les 4140 référencées sur PubMed au sujet de Tchernobyl[11]) et les trois chiffres qui en sont extraits par l'auteur présentent l'accident de Tchernobyl comme ayant eu comme conséquence 19 leucémies. En plus de ne pas placer cette étude dans son contexte[12], l'auteur écarte arbitrairement des études abondamment citées comme celle de E. Cardis et al.[13] qui chiffre entre 14400-131000 les cancers prévisibles en Europe imputables à Tchernobyl. Produire une analyse bibliographique d'un tel sujet étant un travail considérable, une référence à un travail de synthèse est clairement la seule solution défendable pour réduire près de 30 ans de recherches en une phrase. Une telle synthèse de la littérature scientifique a par exemple été produite et largement divulgée par l'OMS[14] qui prévoit 9000 morts imputables à la catastrophe, chiffre qui met en perspective le chiffre de 19 leucémies cité par le journaliste. Pour reprendre l'analogie avec la lutte de S. Huet pour rehausser le débat autour des questions climatiques, la faute relevée ici est équivalente à citer à partir d'une étude isolée une prévision de refroidissement climatique local, sans citer le rapport du GIEC.
Raccourcis trompeurs
A sa propre question « Le nucléaire est-il cher? », S. Huet répond sans autre procès « Le cas français montre qu’il peut être moins cher ». L'auteur évite ici l'écueil de l'erreur stricto sensu en entretenant en 10 mots la confusion à deux niveaux. Tout d'abord il manque une référence dans la comparaison (« moins cher » que quoi?). Ensuite, il n'est pas spécifié à quelle condition l'affirmation est subordonnée (« il peut être  », en fonction du temps, en fonction du pays ?). Ce flou artistique ne s'explique pas par l'ignorance car les coûts du nucléaire sont familiers à l'auteur depuis 2012, lorsqu'il a publié un article sur leur évaluation par la cour des comptes[15]. Cet audit[16] est d'ailleurs formel, le prix du MWh du parc nucléaire actuel est de 49,50€, alors que celui de l'EPR cité par M Huet comme la « technologie conçue pour récupérer de manière sûre un réacteur qui aurait complètement fondu » serait compris au minimum  entre 70 et 90€ du MWh. Si l'estimation de la cour des comptes est une « fiction technocratique » comme l'écrit le journaliste, ce dernier pouvait préférer citer le tarif de vente de 110€/MWh réclamé par EDF pour les EPR actuellement négociés en Grande-Bretagne[17], soit deux fois le prix du marché actuel de l’électricité. A ces tarifs, le nucléaire historique est aussi cher que l'hydraulique (20-60€/MWh)[18] et l'EPR sera aussi cher que l'éolien terrestre (70-85€/MWh). Il est bien sûr compliqué de comparer des technologies si différentes, mais selon les chiffres récents de sources fiables l'affirmation laconique de S. Huet que le nucléaire est « moins cher » est donc inexplicable.
Allégations non fondées
L'allégation du journaliste que « La ressource en uranium permet à l’échelle mondiale un approvisionnement de long terme –au moins un siècle avec les réacteurs actuels » est également difficile à concilier avec les données connues, tant la carence de citation des sources est systématique. S. Huet dépasse ici en optimisme les prédictions de la World Nuclear Association (WNA), organisation internationale de promotion de l'énergie nucléaire[19]. En effet, selon la WNA les ressources mondiales raisonnablement assurées  d'uranium (5327 milliers de tonnes) peuvent garantir un approvisionnement en uranium pour 80 ans au rythme actuel de consommation (68000 tonnes par an)[20]. L'augmentation des coûts de production et l'accroissement prévu de la consommation mondiale en uranium fait anticiper de potentielles premières tensions d'approvisionnement d'ici 2035[21], ce qui semble particulièrement éloigné du « au moins un siècle » avancé par S. Huet. On notera au passage que dans un véritable souci d'information des lecteurs du quotidien qui ne sont pas nécessairement en mesure de relier « les réacteurs rapides » avec les surgénérateurs de quatrième génération (Superphénix, ASTRID), le journaliste rigoureux aurait sûrement associé à l'information « La technologie des réacteurs rapides […] éloigne toute pénurie » de la mention que cette technologie est toujours expérimentale et doit donc encore faire ses preuves à l'échelle industrielle[22].
Censure
Suivant l'invitation de S. Huet sur la page d'accueil de Sciences2 « Ici, on en débat, rompant le monologue du journaliste. À vos claviers ! », un premier commentaire critique et circonstancié mais cordial a été soumis et publié sur la page Internet du double article en ligne. Après un bref commentaire de réponse de la part de l'auteur, l'article ne sera aucunement corrigé. Un second commentaire relevant les erreurs factuelles dans la réponse de l'auteur ne sera pas publié en ligne, et toute nouvelle réaction sera ensuite interdite après verrouillage de la page. Alors que de nombreux articles du même auteur attirent des centaines de réactions[23], pas toujours étayées ni même cordiales, la rubrique « réagir » de l'article « Comment débattre du nucléaire ?  » selon S. Huet sera muselée après moins de trois jours et dix commentaires... Un message adressé à la rédaction de Libération restera aussi sans suite.
Retour à l'envoyeur
Présenter positivement l'énergie nucléaire est un choix éditorial respectable. Un tel journalisme engagé exige toutefois de placer haut la barre de l'éthique, sous peine d'être décrédibilisé au rang de communication. Qui aurait imaginé que les entorses à la déontologie professionnelle relevées ici (erreurs factuelles, sources non citées, omissions, partialité, censure des critiques, droit de suite bafoué) soient le fait de celui qui a écrit « L'essentiel consiste à permettre sa tenue [le débat] au niveau nécessaire, c'est à dire sur la base de la bonne foi, des informations disponibles, d'une acceptation de la complexité et non d'un théâtre futile opposant slogans et mensonges, affirmations abruptes et simplistes »[24]. CQFD.


[1] Stock, 2010.
[2] http://sciences.blogs.liberation.fr/home/2013/10/comment-d%C3%A9battre-du-nucl%C3%A9aire-.html
[3] Sur Sciences2 l'auteur explique que le deuxième article « Electro-nucléaire: le paradoxe allemand » est paru dans le journal en ligne The European. Alors que de nombreux articles y ont effectivement été publiés sur le sujet au printemps, aucun article avec ce titre ou signé par S. Huet n'est disponible sur le site Internet de la revue (en libre accès et doté d'un moteur de recherche efficace). Il aurait pu s'agir d'une commande non publiée, comme le suggère l'auteur quand il écrit « le second, qui date d'il y a plusieurs mois, m'avait été demandé par la revue électronique TheEuropean ». Il s'agit néanmoins d'une première anomalie puisque l'auteur reproduit son article précédé de la mention explicite « Et voici le papier paru dans The European ».
[4] http://www.liberation.fr/terre/2013/10/10/le-nucleaire-un-debat-tres-atomise_938560
[5] http://future.arte.tv/fr/sujet/transition-energetique
[6] http://www.unscear.org/docs/reports/1993/1993c_pages%2091-120.pdf
[7] http://www.unscear.org/unscear/en/fukushima.html
[8] http://www.iaea.org/ns/tutorials/regcontrol/appendix/app96.htm
[9] http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/23371046 , http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/9074881 , http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/21855866 , http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/20129905 , http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/22565486
[10] Le « google » de la littérature scientifique en accès libre http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/
[11] http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/?term=chernobyl
[12] L'étude ne porte que sur les leucémies (il existe bien d'autres pathologies radio-induites comme les cancers solides, les affections cardio-vasculaires ou encore les effets tératogènes), l'étude ne porte que sur 100.000 des 600.000 liquidateurs, et l'étude ne porte pas sur le reste de la population de Biélorussie, de Russie et d’Ukraine (et au delà) exposée aux contaminations radiologiques hors liquidateurs
[13] http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/16628547
[14] http://whqlibdoc.who.int/publications/2006/9241594179_eng.pdf
[15] http://www.liberation.fr/economie/2012/02/01/le-nucleaire-par-la-peau-du-cout_792737
[16] http://www.ccomptes.fr/Publications/Publications/Les-couts-de-la-filiere-electro-nucleaire
[17] http://www.lesechos.fr/entreprises-secteurs/energie-environnement/actu/0203063424364-nucleaire-edf-et-le-royaumeuni-proches-d-un-accord-pour-la-construction-de-deux-reacteurs-616787.php
[18] http://www.cnrs.fr/cw/dossiers/dosnucleaire/contenu/alternative/alter_etape2_3.html
[19] http://www.world-nuclear.org/WNA/About-the-WNA/
[20] http://www.world-nuclear.org/info/Nuclear-Fuel-Cycle/Uranium-Resources/Supply-of-Uranium/
[21] http://www.energywatchgroup.org/fileadmin/global/pdf/EWG-update2013_long_18_03_2013.pdf
[22] http://www.strategie.gouv.fr/system/files/rapport-energies.pdf http://fissilematerials.org/library/rr08.pdf
[23] Par exemple 391 commentaires en 17 jours pour l'article Sciences2 « Climat : 400 scientifiques signent contre Claude Allègre » http://sciences.blogs.liberation.fr/home/2010/04/climat-400-scientifiques-signent-contre-claude-all%C3%A8gre.html
[24] Stock, 2010.

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